Le deuil est comme une rivière.
Du temps doit s'écouler pour permettre de s'y faire.
Je suis parfaitement au courant de tout ça, mais cela ne m'aide pas à faire mon propre deuil. C'est pourquoi je me suis tournée vers Apolline pour recevoir de l'aide.
Le deuil est comme une rivière, m'a-t-elle répétée.
Ce n'est pas qu'une question de temps mais aussi de savoir lâcher prise. Je dois affronter la douleur comme un torrent, sombrer pour mieux émerger.
Parfois, on ne peut pas l'affronter seul. Parfois, un gilet de sauvetage se révèle nécessaire. Parfois, une main secourable sera la meilleure solution.
Le deuil est comme une rivière.
Apolline m'a construit une petite barque en bois, avec un réceptacle au centre. J'y ai placé le médaillon que tu m'as offert, en des temps heureux. Elle m'a entraînée sur les bords du Cher, en pleine campagne. Bien que le coin soit tranquille, je me demande pourquoi ici plutôt que sur les bords de la Loire en plein ville, là où j'habite.
Apolline me sourit.
— J'estime qu'un peu de tranquillité ne te fera pas de mal.
J'opine vaguement du chef. La tranquillité est propre à chacun et je sais pouvoir la trouver au milieu d'une foule. Mais, avec Apolline, je m'attends à tout. Ainsi lui ai-je accordé ma confiance sur ce point. Et sur quelques autres.
— Retirons nos chaussures.
La demande ne me surprend pas particulièrement. Apolline préfère vivre pieds nus dès qu'elle le peut. Elle m'a parlé d'une histoire de contact avec la terre mais je n'ai pas tout compris. Avec des gestes lents et malhabiles, j'entreprends de dénouer mes lacets, puis de retirer chaussures et chaussettes. Mes pieds s'enfoncent alors dans la terre froide et humide, m'arrachant un frisson. Comme Apolline remonte également son pantalon au-dessus de ses genoux, je l'imite.
Je crois que je commence à comprendre où elle veut en venir.
Elle s'approche de la berge et m'invite, dans un geste, à l'imiter. Nous nous avançons dans l'eau glaciale, et nos appuis sont instables. Les petits galets sous nos pieds tanguent et se dérobent.
Apolline nous arrête au bout de quelques pas. Le but n'est pas de risquer un accident à cause du courant. Elle me tend le bateau et je m'en saisis. Je sais ce que je dois faire mais je la contemple quand même avec incertitude.
— Tu n'es pas obligé de faire un discours et je ne suis pas obligée non plus. Parler instaure une forme de cérémonial autour d'un geste symbolique. Cela peut te permettre de poser des mots sur ton ressenti, sur ce que tu espère de tout ceci.
Elle marque une pause mais son sourire m'indique qu'elle n'a pas terminé.
— Mais tu n'as aucune obligation. Vraiment.
Je contemple le bateau de bois. Il est si petit et si élégamment sculpté. Apolline a bien progressé dans le travail du bois, j'aimerais avoir son talent, sa patience et sa capacité à travailler si dur. Elle a gravé quelques sigils dans le bois. J'en ignore bien sûr la signification mais je les parcours et apprécie les courbes sous la pulpe de mes doigts.
— Tu veux savoir ce qu'ils disent ?
Sa question anticipe mes pensées et me laisse démunie.
— Je ne sais pas...
Je relève alors la tête vers elle et la contemple de mes yeux d'ambre.
— Est-ce que cela m'apportera quelque chose de savoir ? Ou puis-je simplement te considérer comme une prêtresse mystique, qui m'accompagne dans une épreuve difficile ?
Elle secoue la tête négativement.
— Comme tu veux. Nous sommes ici pour toi, pas pour moi.
Mon regard retourne au bateau et j'ouvre la petite porte au-dessus. Le pendentif m'apparaît, accompagné d'un sourire douloureux sur mon visage. Je n'arrive pas à croire que je vais laisser l'eau l'emporter.
Je déteste me séparer de mes objets, encore plus quand ils sont chargés de souvenirs.
Mais c'est tout l'intérêt de l'évènement, n'est-ce pas ?
Les souvenirs seront toujours dans mon cœur après tout...
— Je veux juste...
Les mots se coincent dans ma gorge et les larmes me montent aux yeux. Un instant, j'envisage de prendre le temps de me ressaisir, de retenir mes larmes et de m'éclaircir la voix. Le regard clair d'Apolline m'en empêche. Je ne suis pas là pour être forte. Je suis là pour guérir.
Alors, j'ouvre les valves et laisser les perles salées glisser le long de mes joues. Elles ont le goût amer de la tristesse en touchant mes lèvres. Et ma voix se brise tandis que je me remets à parler :
— Je veux juste dire adieu... et revivre.
J'embrasse le bois délicatement, comme j'aurais aimé le faire encore pour toi.
— Je t'aimerai toujours, d'une certaine manière. Mais ma vie n'est pas terminée et je ne peux pas continuer à la vivre ainsi.
Après avoir refermé la petite porte, je me baisse et dépose le bateau dans l'eau. Il reste d'abord immobile, manquant d'impulsion. Je lui offre donc et il rejoint le courant.
Apolline a posé une main sur mon épaule quand je me suis redressée pour l'observer disparaître à la première courbe du rivage. Nous restons immobile jusqu'à ce que mes larmes se tarissent et que le froid glacial de l'eau se rappelle à mes souvenirs.
— Allons-y.
Nous repartons vers la terre ferme, puis rejoignons nos chaussures. Apolline sort deux petites serviettes pour nous permettre d'essuyer nos pieds. Elle a vraiment tout prévu. J'ai d'ailleurs l'impression de ne pas retirer que de l'eau et de la terre, j'ai l'impression que la serviette retire avec elle une partie de ma peine.
Je sais, bien sûr, que mon deuil n'est pas terminé. Mais, pour la première fois, j'ai l'impression de le commencer.
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Histoires perdues
Short StoryElles grandissent dans nos têtes. Parfois, elles s'étalent sur plusieurs tomes et deviennent de véritables ouvrages. Mais parfois elles restent petites, délicates et fragiles. Elles n'osent se montrer, ayant peur de ne mériter le nom d'histoire. Alo...