La traversée

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                Sans prévenir, on m'a dit ce matin que je partirais et que je devais être à l'heure. On me priait de me dépêcher tout en m'indiquant le chemin.

Essoufflé, haletant de m'être attelé à cette course dans le dédale de ces rues, des boulevards, ces terres et champs, forêts et montagnes, je suis arrivé à quai. Derrière moi, le grondement sourd urbain qui s'estompait et bientôt celui du moteur qui martelait mon cœur. Je m'exclamais : « Et mes valises ? Je n'ai pas eu le temps. » On me répondit : « Sur le chemin. »
Alors, installé, je regardais l'eau du fleuve. On aurait dit une mer de sable, tâchée de flaques et d'ombres. Je ne vis point les autres personnes du trajet, ce ne fut, comme les tâches dans l'eau, des ombres pour moi, et réciproquement.

Lorsque la proue fendait pour la première fois la mer de sable, une odeur de mazout envahit le bateau et me perforait les poumons et le soleil que les nuages narguaient perçaient mes pupilles. La première impulsion fut douloureuse. S'ensuit alors les formes et les images qui défilaient, les troncs immobiles de béton qui prenaient racine sur l'eau, le bourdonnement de la ville qui s'essoufflait. En traversant le pont je sentis ma poitrine me serrer face aux arches de béton noires et au claquement du moteur qui cognait ma poitrine. Je me sentis nauséeux : tous ces petits hommes aveugles et sourds, les lents wagons mouvants dont le ballet lancinant berce le contemporain dans sa routine atterrante, les grues qui grattent le ciel comme des feux d'artifices, les arbres grisonnants mordus par les systèmes complexes de béton ferreux et de goudron, tout, tout cela, tous ces artifices me frappaient comme des éclairs et immobilisa tout mon être. J'aurais voulu me ressaisir, saisir la poignée de liège de mes valises toujours inexistantes ou n'importe quelle attache pour oublier tout cela et revenir dans ma narration, mais rien n'y fait. Un souffle faible et final, qui apaisa ma douleur. Aussi étrange que cela puisse paraître, l'angoisse fit place à une espèce de cynisme solaire : l'ironie de la contingence des hommes, de leur bâtisses, grandiloquentes architectures et l'insolence de la nature qui se dresse sous toutes ses formes contre leur conquête me fit sourire et un léger rire, ivre s'en échappa, comme quelques notes de piano. Ainsi je me surpris à contempler plus paisiblement le monde autour de moi. A l'arrière le sillon projetait des vagues qui semblaient être des meutes d'animaux et d'hommes au galop, puis des visages qui vivaient puis s'évanouissaient dans ce flot sombre. Quelques débris ballotant, des objets se noyaient, emportés par le courant. Il y'a quelque chose de touchant, de superbe, à cette fulgurante éphémérité des étants et des inanimés : même la plus solide des pierres s'érode face à l'acerbe et sempiternel poignard du temps. Mes yeux se ternissent bientôt, le balancement des vagues me berçant. Dans le peu de conscience qui me restait, je ne perçus pas le vent d'embrun dont je fus accoutumé mais juste un voile de glace qui pétrifiait mes membres et qui endormait ma chair.

Les rives marécageuses furent notre point d'arrivée. Je me réveillais avec une valise sur les genoux, tout en noir dont un linceul de lin blanc pur dépassait de la fermeture. Une voix s'éleva : « J'espère que votre voyage le long du Styx s'est bien passé. Terminus de la ligne. ».

MeauxWhere stories live. Discover now