Au delà des dunes d'Octobre

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(Nouvelle écrite dans le cadre d'un concours d'écriture durant une nuit, les contraintes étaient de placer un personnage avec une prothèse, des fleurs de liseron, d'utiliser l'expression "sans ambages", de placer des népenthès et de mentionner Dante Alighieri)


Un jour Maman a disparu. Mais on l'avait quand même vu partir, Maman. Elle tenait un magasin dans un agora aux allures de suq, à l'ombre des grandes bâches des autres commerçants, étouffé entre deux grandes bâtisses blanchâtres. Elle y vendait des épices, des lampes à huile, des serviettes de lin brodées de bleu, et quelques trésors qui m'étaient chers qui tenaient dans l'écrin doux de ses paumes. Des coquillages. Mais au fil du temps, les clients ne venaient plus. L'ironie voulut que le soir où elle ferma boutique, une étrangère, un peu pressée, l'apostropha : « Excusez-moi, auriez-vous un instant encore ? ». Maman répondit : « Désolé, je ne vends plus rien. ». On avait vécu pauvre ensemble. Mais pour moi, l'enfance restera toujours ce souvenir étincelant et rieur. Le poids de l'indigence m'avait greffé une prothèse dorsale de fer: c'est les services sociaux qui avaient voulu redresser le petit mendiant courbé. Je fus déplacé dans une sorte d'alcôve pâle près de vastes marécages sableux, une petite case où l'on me rendait visite de temps en temps, pour m'éduquer. Mais je n'avais rien demandé.

Entre deux dattes, je passais mon temps à balayer. C'est le sable, dès la fin du crissement des cigales, qui avait commencé à s'infiltrer, un peu, parfois, puis souvent, beaucoup, humide et lourd, crachant et vomissant une eau boueuse et salée. J'ai pourtant résisté, tenant fermement mon balai jusqu'en marquer le bois de mes phalanges, mais le sempiternel recommencement de cette marée de rouille était plus fort. J'ai laissé tomber. Et mon existence était devenue aussi rugueuse, amorphe et pâteuse que le sable. Comme des petits cafards, les fleurs de liseron des dunes ont envahi la maison : accrochées aux murs, déchirant le carrelage, et léchant les vitres du bout de leurs racines. D'abord une, puis trente, et c'est une invasion et je coupe sans cesse, j'arrache, je lacère : en vain. C'est comme une tête d'hydre. Et leur odeur, qui m'était indifférente au départ est devenue fade, acerbe, fétide. Je ne sors même plus. Le jour du Seigneur n'a plus de sens pour moi : je n'arrive pas à trouver le repos. La seule chose qui me fait encore tenir debout c'est la visite du gouvernant. C'est lui qui me donne la leçon, presque tous les jours.

Mais lui aussi, commençait à m'insupporter. Habillé de noir, le teint sec et le livre à la main, toujours poussiéreux, exaspéré : « Je vous le demande pour la cinquième fois. Décrivez-moi, sans ambages, l'importance de ces pages ». La tête dans les mains, la respiration sèche, je rétorquait « Je n'y arrive pas. Je ne comprends pas. Tout ces termes latins et ces chiffres m'engourdissent : je ne comprends pas votre langue savante. Vos choses sont figées. Pourquoi devrais-je les imiter ? Je ne suis pas une statue ». Accablé par ces paroles, d'un ton monocorde, il répondit :« Ces « choses figées » sont la langue des anciens, de ceux qui ont forgé le savoir et les sociétés. Je vous instruis pour vous élever, pour vous sortir de votre condition miséreuse. C'est donc un acte de bonne foi que de vous former en savant. » « Mais je ne suis pas savant. » « Alors vous ne serez rien. ». Et il n'est jamais revenu.

C'est donc précisément parce que je n'étais rien que je suis parti. J'ai laissé le balai sur le pas de porte, les cils rongés par l'usure, et j'ai pris dans une sacoche du papier, de l'encre et ce qu'il me reste du passé : des porcelaines, des peignes, des couteaux et des ormeaux. Cloisonné dans l'effort vain, j'avais décidé d'affronter le désert moi-même. Puisque je ne pouvais le vaincre, lui venant à moi, alors j'allais venir à lui.

Peu importe la gorge desséchée, je voulais m'abreuver de l'existence, peu importe le sirocco qui érafle ma peau, je voulais me sentir vivre. Les premiers pas sont les plus laborieux. Face à vous, se dressent de montagnes brunes insurmontables, des étendues sans fin et semblables les unes aux autres et chaque pied posé devant l'autre s'enfonce ; ou plutôt est-ce le sol qui vous attire ? Qui vous avale dans des flots cruels et insensibles ? Ne pas y penser. Je ne veux pas connaître la réponse, je dois me concentrer. Je continue sans m'arrêter, je ne dois pas m'arrêter.

La monotonie du paysage berce mes paupières et me fait douter : ai-je fait le bon choix ? Cette errance, cette solitude ; tout cela est-il nécessaire ? Après tout, si je fais demi-tour, je pourrais mener la même vie que les autres : je ne serais pas nécessiteux, mais ni opulent. Vendre sur un marché, voler un peu, travailler dans les mines ou dans les bureaux. Une vie à grignoter mon quignon de bonheur à l'ombre d'un olivier en attendant la mort. Mais moi ! Comment me contenter de si peu, pourquoi ? N'y a-t-il rien de grand ici-bas ?

Alors que mon corps devient de plus en plus pénible, déjà les sirènes me guettent, au détour d'un mirage et me susurrent d'aller siroter des cocktails à la noix de coco...Argh ! Maudit vent ! Elles me soufflent de faire demi-tour, et leurs voix sifflent comme des cymbales qui vrillent et scintillent dans mes tympans et je... Un sursaut de réalité m'arrache à cette dangereuse rêverie : je manque de m'écrouler de rouler en bas d'une haute dune.
Je guette alors l'horizon : d'abord, je me perds dans le bleu infini du ciel et ses tâches cotonneuses éparses, puis je vois quelque chose qui bouge. Une onde d'espérance, éclatante, aveuglante, qui semble s'écraser sur la terre.

Je glisse sur quelques mètres, et je me relève, tremblant, titubant. Je sens ma prothèse se planter comme des aiguilles dans le dos : au fur et à mesure que j'avance, elle ne me supporte plus, et moi non plus. C'est comme si elle m'était devenue étrangère et qu'elle voulait s'extirper, en cognant contre ma peau. La douleur rendait ma chaire absente, inerte et pourtant, l'instinct voulait que je continue à marcher. C'est comme si tout s'écroulait alors que je rapprochais de l'idylle. Etais-ce une autre de ces illusions ? Mais rien ne semblait plus réel, plus présent que cela maintenant, et cette vaste étendue mouvante était tout ce qui comptait. C'était désormais à coup de coudes que s'effectuait la lutte, rampant comme un ver grossier tortillant de douleur. Mais assommé par le vide, je défaille et ne bouge plus. La dernière chose que je vois, c'est ce souvenir de Maman qui me raconte l'histoire de ses ormeaux au nacre arc en ciel : « Sur le rivage, en fouillant un peu. Je me suis vu dans le reflet de l'eau et du coquillage. Le corps, épuisé, trouve sa consolation face à la voix de la mer. ». Et je fus plongé dans un long sommeil car quand je me suis réveillé, le crépuscule était là.

En face, je découvrais la mer pour la première fois. Et je n'étais pas plus avancé car elle était aussi trouble que les dunes. Mais cette fois-ci il y avait autre chose. Il y avait le voyage derrière, accablé de peines, et les reflets du Soleil qui dessinent des pépites d'or dans l'eau. Je comprenais enfin Maman, et qu'elle avait été heureuse, de nombreuses fois, comme je le fus à cet instant. Ma sacoche ouverte, des liserons grimpaient jusqu'à mon dos. Je n'avais plus mal. Ils avaient pris racine sur ma colonne. C'est l'existence toute entière qui se dévoilait à moi : infinie et magnifiquement insondable. C'est toute cette vie d'errance que j'avais mené qui m'avait amené jusqu'ici. Et ainsi, je voulais vivre comme Dante Alighieri, en errance prolifique, mon couteau pêché comme enkheiridion, en buvant dans la coupole des liserons de la mélancolie, le nectar acide des népenthès, qui ronge le corps d'une lente agonie et vous apprends à mourir. Je voulais vivre la même quête du salut éternel, dans le présent, transformer la Divine Comédie en farce insolente, qui nargue le dernier souffle. Ici et maintenant, je voulais écrire l'insatiable reflux de l'écume, le sel qui grimpe sur mon visage et pénètre ses pores, le vol de l'albatros près des nuages ; tout, tout cela dans l'écorce juteuse et frêle, celle qui a donné son nom au mot livre, liber, libre.

MeauxWhere stories live. Discover now