Partie 1 : 14:01

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Le van roulait depuis maintenant deux heures en direction de la Prison de la Reine. Evy, à l'avant, chantait à tue-tête une vieille chanson passant à la radio. Swan, qui avait récemment passé le permis, était assis à la place conducteur. Luke, à côté de moi, regardait les vagues s'écraser contre la côte à travers la fenêtre.

Il ne manquait que Thomas, qui avait décidé de se rendre au lieu de rendez-vous par ses propres moyens. Nous étions sensés nous retrouver tous les cinq là-bas vers 14 heures, pour notre dernière spéléo ensemble.

Nous avions fini le bahut, et les grandes vacances allaient bientôt se terminer. Pour la première fois depuis la maternelle, nous allions être séparés à la rentrée : Evy comptait étudier en Angleterre, Luke avait été pris à la fac du coin, Swan reprenait l'entreprise de son père et, moi, j'allais partir en direction de l'Argentine. Quant à Thomas... c'était Thomas. Pas un plan en tête mais 100 % de chance de réussir dans la vie. Il faut dire, avec des parents pareils, tout est plus simple. Pas besoin de se soucier d'avoir un salaire suffisant ; il lui suffisait d'aller voir son paternel pour avoir le triple de mon argent de poche annuel.

Je n'avais aucun souvenir d'un moment de ma vie où il n'y aurait pas eu Swan, Luke ou Thomas pour m'épauler. Notre passion commune pour la spéléologie s'était construite au fil des années, et nous avait permis de rester soudés malgré les vagues de l'adolescence.

Evy, elle, avait rejoint notre équipe vers la fin du collège, lorsqu'elle avait emménagé dans notre petite ville.

Tout les cinq, nous avions dû visiter chaque aven de la région. Nous pensions qu'il n'y en avait pas un seul qui nous avait échappé lorsque Thomas nous avait parlé de la Prison de la Reine.

Découverte dans les années 60 par un randonneur, elle avait fermé quelques temps après suite à tous les accidents étranges qui s'y étaient passés : disparitions inexpliquées, ossements aux détours d'un couloir, éboulements...

La légende racontait qu'il y a plusieurs siècles, le roi du comté y avait fait enfermer sa femme suite à des rumeurs sur son infidélité. La jeune femme, complètement innocente, y avait été laissée pour morte, et, depuis, hante son funeste tombeau. On racontait que c'était elle, prise d'une colère vengeresse, qui aurait tué toutes les personnes qui s'y sont aventurées.

Mais aujourd'hui, nous avions décidé de braver l'interdit et d'explorer ce souterrain laissé à l'abandon depuis plus de 50 ans.
- Julian ! Tu rêves ou quoi ? m'apostropha Evy. On est arrivés !

La Prison de la Reine. Un simple trou qui s'enfonçait dans les entrailles de la terre, comme une gueule béante prête à tous nous avaler. Une barrière rouillée par l'air marin empêchait le passage, malmenée par les rafales du large. Ici, les nuages étaient bas et le peu de végétation, asséchée.

- C'est un peu mort par ici, remarqua Luke en observant le paysage alentour.

- Viens nous aider plutôt que de bailler aux corneilles, Lulu, lui dit Evy en lui lançant l'un de nos sacs.

Il le rattrapa gauchement en souriant. Evy était la seule qu'il autorisait à l'appeler Lulu. L'unique fois où je m'y étais risqué, il ne m'avait plus adressé la parole de la journée. Il faut dire, Luke se vexait rapidement et était assez rancunier.

- Calme toi, chica, on arrive, lui répondit Luke avait un clin d'œil.

Immédiatement, notre amie le fusilla du regard : ce surnom n'était réservé qu'à sa mère.

J'entendis tout à coup le rugissement de la Camaro de Thomas déchira le silence. Je la devinais au loin, projetant une gerbe de poussière derrière elle à chaque virage. Arrivé à notre hauteur, notre ami s'arrêta brusquement dans un crissement de pneu. Il sortit du véhicule et je fixai pendant un instant sa veste en cuir et ses nouvelles Nike.

- J'espère que tu ne comptes pas descendre comme ça, lui balanca Luke sans un bonjour. Tu te souviens qu'on va faire de la spéléo et qu'on rentre pas en boite, j'espère ?

Mes deux amis ont toujours été comme ça entre eux. Froids, durs et narquois. En constante compétition, ils tentaient toujours de se rabaisser l'un l'autre. Mais ils se ressemblaient plus qu'ils n'osaient l'admettre, et je savais que, l'année prochaine, ils se rappelleront avec nostalgie leurs disputes et leurs petites piques.

Thomas décida de l'ignorer pour faire la bise à Evy et nous saluer de la tête. Un silence pesant suivit son arrivée, que la seule fille du groupe brisa en nous hurlant de venir l'aider pour le matos, bande de petits fainéants. En râlant, nous la rejoignîmes. Évidemment, décharger nos 25 kg de baudriers, mousquetons, casques, huits, cordes et nécessaire de survie ne nous enchantait guère.

Pendant que je sortais le dernier sac de la voiture, je remarquai qu'Evy n'était plus là. Je regardai autour de moi et la remarquai, à une centaine de mètres. Elle se trouvait au bord de la falaise surplombant la mer et regardait l'horizon, les yeux dans le vague. Je la rejoignis en faisant le moins de bruit possible pour ne pas la brusquer dans sa quiétude.

- Ça va ? je lui demandai. On vient de finir de tout préparer.

Elle ne répondit rien pendant un moment, continuant de fixer les vagues lointaines.

- Tu ne te poses jamais de questions, Julian ? Tu ne te demandes jamais si tu es vraiment celui que tu penses être ? Tu ne te demandes jamais si tu fais le bon choix, si tu ne te trompes pas ? finit-elle par me demander dans un murmure rapidement englouti par une rafale passagère.

Je restai un instant silencieux, ne sachant quoi répondre face à son désespoir. Je n'avais encore jamais vu Evy comme ainsi. On aurait dit qu'elle était totalement perdue, qu'elle ne savait plus où elle en était.

- Laisse tomber, reprit-elle. Elle essuya les larmes qui avaient coulé sur ses joues et m'adressa un sourire triste. Ça va aller, j'ai juste un petit coup de blues en ce moment. Je crois... je crois que ça me fait peur tout ces changements. La rentrée qui se rapproche, notre groupe éparpillé un peu partout dans le monde... Tu sais, avant d'arriver ici, je n'avais jamais eu de vrais amis. Et... j'ai peur de vous perdre, toi, Swan, Luke et Thomas. Je ne sais plus comment faire sans vous...

Des sanglots lui montèrent aux yeux, et je la prit dans mes bras en essayant de la rassurer. Ça va aller, je lui murmurai à l'oreille. Tout va bien se passer, tu es forte. Tu es la personne la plus forte que je connaisse. Et tu sais, je lui dis, ce n'est pas parce que nous ne nous verrons plus tous les jours que nous ne serons plus amis. On sera toujours là pour toi, Evy.

Elle hocha la tête sans un bruit et prit une grande inspiration, avant de retourner auprès des autres sans un dernier regard en arrière. Je la regardai partir, les cheveux au vent, restant encore un moment ici à profiter de l'air frais sur mon visage et du bruit des vagues s'écrasant contre les rochers 500 mètres plus bas. On se sentait apaisé, ici.

Je me souvins de la première fois que j'avais vu Evy. Elle était arrivée en plein cours d'anglais, avec ses lacets dépareillés et ses longues boucles blondes. Elle était belle, charmante, drôle et paraissait si sûre d'elle... je n'arrivait pas à croire qu'elle doutait autant d'elle aujourd'hui, qu'elle se remettait complètement en question.

- Tu viens, Julian ? J'aimerais rentrer chez moi avant la tombée de la nuit, me lanca Luke au loin.

Je restai encore une seconde à savourer ce moment de calme, puis me dépêchai de le rejoindre. Tous mes amis étaient équipés et portaient déjà leur vieille combinaison bleu foncé, commune à tous les spéléologues. J'enfilai rapidement la mienne et attrapai le sac-à-dos restant, grimaçant au moment de le soulever de terre. Super, me dis-je, ils m'ont laissé le plus lourd.

EnfermésOù les histoires vivent. Découvrez maintenant