☆ Prologue ☆

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 Peut-être, qu'au fond, le sang avait toujours le même goût, et la même couleur.

- C'est un meurtre.

Cœur vacillant, le guérisseur, ne cilla pas (ni même ne vacilla) quand le clan gronda dans des miaulements étouffés, une sorte de tout affligé. Étoile Diurne, à ses côtés, regardait le sol. Lui regardait le vide. Elle lança sur les félins de l'assistance un long regard qui calma leurs ardeurs, mais pas leur agitation.

- Ce soir, notre lieutenant, Griffe de Saule, est mort, dit t'elle. Cœur Vacillant et Nuage Inaudible ont fait tout ce qu'il était en leur pouvoir de faire, mais il a fini par mourir, il y a quelques minutes à peine, et nous venons à vous, encore sous le choc, pour vous en informer.

Elle baissa la tête de nouveau. Soupira. Sa fourrure, d'un roux embrasé, était en bataille. Elle tremblait presque, en haut du promontoire, plus vulnérable que jamais mais aussi imposante que toujours. Cœur Vacillant plissa les yeux.

- Non. Non, Griffe de Saule n'est pas mort ; il a été tué, déclara t'il, la voix toujours aussi froide mais le regard brûlant. Le guérisseur était un chat très fin, argenté, toujours immobile et tactique, enveloppé d'une sorte de sévérité constante que son rôle lui obligeait à garder. Mais cette fois, tout le clan pouvait percevoir qu'il était bien plus que touché par sa longue soirée.

Il se souvenait de la fin d'après-midi, le soleil au fond du ciel et lui qui observait son apprentie prendre soin d'un guerrier blessé par une chute. Puis, comme une furie, Feuille de Menthe déboula dans sa tanière, les yeux écarquillés. « c'est mon frère ! » criait t'elle. « c'est mon frère, il est blessé, il ne respire presque plus, il saigne, s'il te plaît, s'il vous plaît ! » Ses pattes étaient rougies de sang, sa voix se déchirait. Cœur Vacillant était sorti, et avait observé le corps fragmenté de son lieutenant, haletant, le regard au dessus de l'existence.

Plus tard, alors que la nuit était déjà tombée mais que personne ne dormait, Étoile Diurne avait écouté en silence le guérisseur lui annoncer que c'était terminé. Elle avait respiré, tout doucement, et était sortie, Cœur Vacillant sur ses pas, suivis du regard par le clan entier.

Et alors, ils étaient tous les deux sur le promontoire.

- Je ne laisserais pas ce crime impuni, reprit Cœur Vacillant. Il y a un chat, parmi ceux qui vivent autour du lac, qui a tué de la manière la plus sauvage et la plus taciturne possible un autre chat qui n'avait aucune raison, aucune rancœur de le provoquer.

- Depuis de nombreuses saisons, les clans sont en paix, expliqua la meneuse. Un certain nombre d'entre vous savent que ça n'a pas toujours été le cas. Personne, depuis des lunes, n'est mort d'une manière aussi brutale que Griffe de Saule. Et personne n'aurait pu moins le mériter que lui.

Griffe de Saule avait été connu, pendant sa vie, comme un matou extrêmement calme et gentil, exemplaire, toujours prompt à l'optimisme et au sourire. Un rayon de lumière.

Étoile Diurne, laissant l'entièreté du désespoir s'emparer d'elle, hoqueta en voulant parler.

- Je suis désolée, clan de l'Ombre. Je suis désolée que nous ayons perdu un guerrier, un fils, un père et un frère aussi horriblement. Je suis désolée, Baie des Cimes, Épine de Pierre, que vous ne pourrez pas voir votre fils rayonner jusqu'au bout. Je suis désolée, Feuille de Menthe, Fleur d'Ortie, que votre frère ne pourra plus que laisser une ombre à vos côtés. Je suis désolée, Averse Fleurie, que ton compagnon ne puisse plus éclaircir tes yeux et ceux de tes enfants. Et, je suis désolée, Clan de l'Ombre, d'avoir laissé un chat vous occire votre lieutenant.

- Ce ne sera jamais de ta faute ! Cria Tilleul Enflammé, le fils aîné de Griffe de Saule, au-dessus du silence et comme un déchirement. Le reste du clan approuva, remuant dans des clameurs. JAMAIS, criaient t'ils, du fond de leur gorge, et Étoile Diurne échangea un regard avec son guérisseur. Elle laissa son clan se calmer de lui-même.

Ce qui ramena le silence, presque instantanément, fut le départ d'Averse Fleurie, qui poussait ses quatre chatonnes devant elle, sans regarder en arrière, la démarche lente dans son retirement. Étoile Diurne la fixa jusqu'à ce qu'elle disparaisse, dans l'espoir de voir son visage, de lui dire quelque chose, mais la reine ne lui accorda pas.

- Cette nuit, nous honorons la mémoire de notre lieutenant parti rejoindre le clan des étoiles. La meneuse leva alors la tête vers le ciel. Tu étais un des plus grands guerriers qu'il m'a été donné de connaître, conclut t'elle.

La nuit, faiblement éclairée mais très étoilée, soulagea le clan. Les félins se turent, dans l'attente. Ils n'avaient plus de lieutenant, mais le clan de l'Ombre existait toujours. Le clan de l'Ombre ne cesserait jamais d'exister. Il y avait toujours l'unité, l'amour, la structure inébranlable du clan.

Ils vivaient et ils étaient là et ils voulaient continuer à vivre et à exister.

Étoile Diurne baissa la tête après un long moment, les yeux brillants de larmes, mais un large sourire sur le visage.

- Nuée Ardente, approche.

La petite guerrière anthracite sursauta, et hésita avant de s'avancer. Tremblante, épuisée, elle se présenta dans le vide entre l'assemblée et le promontoire. C'était une féline frêle, un peu timide, et certains matous grondèrent légèrement, comme pour désapprouver le choix de la meneuse. Cœur Vacillant feula.

- Taisez-vous.

Le silence, la nuit, la vague odeur de peur.

- A partir d'aujourd'hui, Nuée Ardente sera la nouvelle lieutenante du clan de l'Ombre, annonça Étoile Diurne, qui descendit du promontoire, juste devant les autres chats, pour se presser aux côtés de la féline.

- Merci, dit la nommée, merci. Je protégerait mon clan au péril de ma vie.

Il n'y eut pas de hourras, pas de noms clamés, juste le silence, Cœur Vacillant et Nuage Inaudible tirant le corps du défunt lieutenant dans la combe. Graduellement, les félins se rapprochèrent de la dépouille, qui même nettoyée gardait l'odeur métallique du sang et une immense inertie. Ses yeux avaient la couleur de l'eau trop profonde pour avoir un reflet.

La veillée s'imposait en elle-même comme obligatoire. Mêmes les reines gardèrent leur chatons dehors, avec elles, et les anciens, gravement, se rassemblèrent autour du corps. Étoile Diurne se coucha un peu à l'écart, près du guérisseur. Elle n'avait jamais eu l'air aussi triste.

Nuage de Primevère s'assit aux côtés de sa sœur, Nuage Clair, qui pour une fois n'avait rien à dire. A côté d'elle, Nuage Rocheux, leur frère, semblait presque manquer d'air, mais il s'appliquait à respirer doucement. L'apprenti, dans le deuil général, sentit le sol se dérober sous ses pattes. Le s'ouvrit devant lui, et l'œil de l'abysse le fixa, lui, sans rien dire, car il n'avait qu'un regard.

Nuage de Primevère se demanda si la mort était silencieuse.

Et pourquoi elle l'était autant.   

Scénescence [ᶠᵃⁿᶠⁱᶜᵗⁱᵒⁿ ˡᵍᵈᶜ]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant