4. En territoire ennemi

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À peine avions-nous franchi la ligne qui nous séparait du monde extérieur – qui nous séparait du monde libre, devrais-je dire – que je me mis sur mes gardes. J'étais à présent en territoire inconnu, en terrain ennemi.

J'observais autour de moi avec attention. La large allée sur laquelle nous marchions n'était ni faite de graviers, ni de béton. Elle était composée de pavés. Oui, de pavés. Comme au siècle dernier. Tout était donc du siècle dernier, ici ? Lesdits pavés étaient un peu disjoints, lissés par le passage du temps, mais en bon état. Il était même très agréable d'y poser les pieds.

Je sais ce que vous pensez. Vous êtes en train de vous dire que je suis fou, à dire qu'il est agréable de marcher sur des dalles en pierre lisse du siècle dernier. Mais détrompez-vous : ma santé mentale est intacte. Le problème, c'est que vous n'avez jamais marché sur des dalles du siècle dernier, jamais. Ne dites pas le contraire, je le sais : seulement deux humains sur dix ont déjà marché sur des dalles du dix-neuvième siècle. Et si vous faites partie de ces deux humains-là... C'est que je n'ai pas de chance.

En tous cas, ce manque de connaissance ajouté à votre déficience imaginaire – ne protestez pas, même moi j'étais comme ça, avant – ne vous permettent pas de comprendre ce que je veux signifier lorsque je dis qu'il était agréable de poser les pieds sur des dalles du siècle dernier.

Bref, revenons à nous moutons – et je ne parle pas de ceux qui constellent le sol de votre chambre. Si, si, je vous assure, il y en a. Vous n'avez qu'à vous pencher pour les distinguer.

Et donc, sur ces fameuses dalles – je ne vais pas répéter qu'elles étaient du siècle dernier, ni qu'il était agréable d'y circuler –, nous avancions : la directrice en tête, mes parents ensuite, et moi qui fermais la marche.

Autour de nous, encadrant l'allée et nous séparant du bois, se dressait une ribambelle d'arbres, tous semblables. Puisque la directrice m'avait dit de poser toutes mes questions, je décidai de la rattraper pour lui demander de quelle espèce ils étaient. Elle marchait si vite que j'avais du mal à ne pas courir.

Je n'eus même pas à lui demander quoi que ce soit, que déjà elle m'informait :

— Regarde, Tim. Tous ces arbres qui t'entourent, ce sont des marronniers.

Je ne pus dissimuler ma surprise. Elle dut le deviner aussi, car elle se tourna vers moi :

— Ce n'était qu'une supposition. Et puis, même si tu n'avais pas pensé à ta question, ça aurait fonctionné.

Ce n'était pas faux. Mais alors...

— Mais alors comment avez-vous su que j'étais surpris, si vous ne saviez même pas si je me posais la question ?

Mademoiselle Aubépine me sourit.

— Je l'ai su tout simplement car tu étais si surpris que tu t'es arrêté... Et je n'entendais plus tes pas, m'expliqua-t-elle.

J'étais impressionné.

— Vous faites la même chose à chaque élève qui arrive ici ?

— Non. À chaque élève, c'est une nouvelle réponse. Parce que personne ne se pose les mêmes questions, tu sais.

— Ah ? m'étonnai-je.

Il me semblait pourtant que cette question était évidente.

— Et vous avez eu quoi comme question, par exemple ? demandai-je.

— Eh bien... Un élève m'a demandé où conduisaient les petits sentiers que tu vois partir, là.

Elle m'indiqua une trouée dans les fourrés. Je n'aurais jamais posé cette question : quel en était l'intérêt ?

— Et qu'est-ce que vous avez répondu ? m'enquis-je.

— Est-ce que la réponse t'intéresse réellement ? me demanda la directrice en guise de réponse.

À bien y réfléchir, non. C'était par pure curiosité.

— Eh bien, non, mais...

— Alors à quoi servirait-il que je te donne la réponse ?

— À rien...

Je commençais à comprendre son raisonnement.

Derrière, mes parents parlaient entre eux.

— Et eux, ils n'ont pas de questions ? interrogeai-je, plus pour moi-même que pour une véritable réponse.

— Les enfants sont plus curieux. Tu sais, Tim, il y a des choses que l'on perd en grandissant. Des choses que l'on oublie. C'est à nous de faire en sorte qu'elles restent.

Je méditais en silence ses paroles, qui rejoignaient ma pensée : quand on est adulte, on perçoit moins de choses.

Si vous êtes adulte, tant pis pour vous. Ne vous offensez pas, ça n'a rien de personnel. Mais c'est ainsi. Si mes remarques vous déplaisent, je ne sais pas ce que vous faites ici. Vous feriez d'ailleurs mieux de fermer ce livre tout de suite, pour ne pas finir vexé (ou vexée) par la suite.

Alors que mon regard englobait de nouveau ce qui m'entourait, une autre question me vint à l'esprit – ou plutôt, me revint.

— Comment s'appelle cet établissement ? Sur les panneaux, seul était marqué le mot « collège »...

Mademoiselle Aubépine s'arrêta de marcher, et se tourna gravement vers moi.

— Quel nom est-ce que tu lui donnerais ?

— Je ne sais pas...

— Réfléchis. Les choses sont bien souvent définies par le nom qu'on leur donne...

Lorsque j'y pensai sous cet angle-là, un nom m'apparut, aussi clair que si je venais de le lire. Et aussitôt y eus-je pensé qu'il devint impossible de m'en défaire.

— Le collège aux marronniers. Il s'appelle le collège aux marronniers, affirmai-je.

Devant son absence de réaction, je m'inquiétai :

— C'est bien cela ?

Elle avait repris sa marche, et je dus de nouveau courir pour me mettre à son niveau.

— Il n'y a pas de vraie ou de fausse réponse à cette question, mon garçon. Si c'est le nom que tu lui donnes, c'est ainsi qu'il se nommera pour toi. Pour les autres, il sera différent. Sache que les noms, n'importe lesquels, ont un pouvoir. N'en use que lorsque c'est vraiment nécessaire.

Sa phrase ressemblait à un conseil. Je pris soin de le noter dans ma mémoire.

Et puis, tout d'un coup, elle s'immobilisa. Je faillis lui rentrer dedans.

Elle se tourna vers mes parents, qui s'étaient arrêtés eux aussi, et annonça d'une voix forte et fière :

— Bienvenue !

Puis elle se pencha vers moi :

— Bienvenue au collège aux marronniers, Tim, chuchota-t-elle.

Elle s'écarta enfin, et je pus contempler le plus étrange collège que j'avais jamais vu.

Le collège aux marronniersOù les histoires vivent. Découvrez maintenant