[BONUS] Après La Brume

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La brume se dissipe, emportant la pression avec elle, laissant place à l’appréhension. La nuit est
tombée. La terreur a doc duré toute la journée. Je soupire, à la fois de dépit et de soulagement.
Encore une fois, j’y ai survécu. J’ai entendu des grattements, à plusieurs reprises. Je suis resté prostré
dans le coin opposé. Pétrifié. La brume était glaciale, le mur aussi. Frigorifié. Les yeux fixés sur la
porte. Elle a été secouée, j’ai cru qu’elle allait s’arracher par deux fois. Et le souffle, sur la vitre.
C’était pas la brume. Mais la respiration d’un truc immense, qui l’couverte de buée. Même Anky et
Spicy ont paniqué et sont sorties. Je n’espère plus les revoir.
C’était pas la première brume, j’en ai connu d’autres. Mais c’était la pire J’ai cru que c’était mon tour
d’être emporté. Mais non, cette salope a juste joué avec moi, elle me l’a dit : « Tu es le prochain ».
D’ailleurs, c’est ce que formaient les lettres dans la buée, non ? Je me rue sur la fenêtre. Rien. J’ai
pas de fenêtre. Merde. Merde, merde, merde ! Je deviens cinglé. J’éclate d’un rire aussi hystérique
que nerveux. Les grattements aussi, je les ai délirés ? La porte aussi ? Non, pas possible. Et les filles ?
Je les appelle. Aucune réponse. Leurs lits sont là, vides. Les larmes me montent aux yeux. L’une
tombe. Je retiens les autres. Elles sont petites et agiles. Peut être suffisamment pour survivre à la
brume. Peut-être. Je me raccroche à cette pensée, et sors.
La lune est masquée par les nuages. Des bulles de lumières s’agitent dans les ténèbres, on dirait un
ballet de lucioles. Je décroche moi aussi ma lanterne et vais à leur rencontre. Elle refuse de s’allumer,
la mèche est totalement trempée. Il doit y avoir une fente dans le verre, et je ne sais plus où j’ai mis
mes mèches. Je l’arrache et la jette avec violence. J’ai besoin de me défouler. Je rentre à l’intérieur
chercher ma lampe tempête. Electrique, les autres vont encore râler, mais qu’ils aillent se faire
foutre.
Je l’allume dès que je suis de retour à l’extérieur. La lanterne de Miller est pas là il doit déjà être en
bas. Je descends prudemment la pente qui mène au centre du village d’infortune. A peine j’arrive
qu’ils me cueillent, m’appelant par ce surnom débile que je déteste, me reprochant de gâcher l’élec.
Et pas un qui s’inquiète pour mes filles, les enfoirés !
Ma lampe est basse, mon visage tarde à entrer dans la bulle de lumière. Ils se sont tous tu et me
dévisagent.
« Enrick, tu… vas bien ? »
Tiens, c’est vrai que mes yeux s’agitent dans tous les sens. Et que ma mâchoire est crispée dans un
rictus qui doit pas être agréable voir. Je transpire beaucoup, mes cheveux et mes vêtements me
collent. J’ai pleuré, je crois. Je l’avais oublié, mais mes yeux me piquent. Triste spectacle. Je m’efforce
de fixer un point et de relâcher ma mâchoire. Je me contente d’un :
« Dure brume. »
Ils me regardent d’un air compatissant. Ah ouais, toute l’empathie pour moi, que dalle pour elles ? Ils
me dégoûtent. Je vais retrouver Miller. Lui les connaît, il pourra partager mon inquiétude. Mais c’est
pas croyable. Je le trouve nulle part. On est quoi, 50, 100 ? Je tombe sur tous les connards que je
veux éviter, et la seule personne que j’ai envie de voir se planque. Et voilà que les roses viennent me
voir. Va falloir que j’explique mon histoire de mèche mouillée, de fente. Ils auront peut être vu
Miller, d’un autre côté.

Mais avant les joyeuses retrouvailles, Papa Blanc prend la parole, avec son speech habituel : blabla
brume, survivants, chance, blabla espoir, sécurité, tout va s’arranger. On voit qu’il était prêtre, avant,
ce con-là. Jusqu’à ce soir, je m’étais jamais rendu compte du flot de conneries qu’il débite. Mais la
brume m’a pris mes petites, et je suis le prochain, alors son espoir, qu’il se le carre là où je pense.
Puis vient le moment fatidique, où il demande qui a disparu. Si tout le monde a son voisin. Je hoche
la tête les deux fois, comme les autres.
C’est pas commun. D’ordinaire, on entend toujours quelqu’un chialer sur la disparition de la brume.
Mais cette fois, personne moufte. Il est décontenancé, le vieux. Je ricane. Il décide de faire l’appel.
Pas con. Mon nom est au début, je lève la main. Pas la force de parler. Tout le monde est là, ou
quoi ? Ca va bientôt être à Miller. Eh ben, il lève pas la main ? Il lâche pas un petit « présent » ? Il fout
quoi, il est pourtant là, j’en suis sûr. Gros silence. Ca s’agite, ça me regarde. Ben quoi les mecs,
pourquoi vous me matez comme ça ?
Papa Blanc déclare qu’on va aller vérifier, aller chez lui. C’est parti pour remonter. Je guide, le talus
peut être traître. Tiens, en voilà deux-trois qui se cassent la gueule. Je me moque. Le prêtre est juste
derrière moi, je peux sentir son désaccord. C’est bon, on arrive, papy. Un souffle d’étonnement dans
l’assistance. Et moi qui capte pas. Il y a pas que la lanterne de Miller qui a disparu. Sa cabane entière,
c’est comme si elle avait jamais été là. Merde. Ok, je pensais à autre chose, mais j’ai laissé passer ça ?
Chacun va de son sanglot, de son reproche. Les murmures sont pour moi. On dirait ceux de la brume.
Je frissonne. Bordel de merde, je viens de perdre mes filles, j’ai le droit d’être choqué, non ?
J’ai la tête qui tourne. Ils peuvent tous crever, de toute façon ils crèveront tous. Après moi. Parce que
je suis le prochain. Faut que je me barre. N’importe où. Pas ici. Dans un endroit sans brume. Alors
elle ne me prendra pas. En hauteur. C’est là qu’elles sont. Je rentre dans ma maison. Cabane. Cagibi.
C’est tout petit, à peine assez grand pour moi. Je prends deux, trois affaires. A manger. A boire. Je
m’en vais. Ils me regardent encore, veulent me retenir. Je leur fais un doigt. Je veux pas rester
comme eux, mort en sursis. Je vais survivre, pour elles. Je cours. Je vais suivre la brume. Si je suis
derrière elle, elle peut pas m’attraper.
Ah, j’ai couru trop vite ? J’ai pas vu le brouillard arriver. Je crois comprendre. Elle a compris que je
voulais lui échapper, elle s’est arrêtée. C’est pas grave, je me suis pas encore enfoncé dans l’entité
laiteuse. Je recule. C’est moi, ou elle devient de plus en plus opaque ? Je regarde derrière moi. Du
blanc. Du blanc partout, l’humidité colle mes vêtements à ma peau. Non, non ! Je peux pas être
enfermé, c’est pas ce que je voulais ! Des trucs bougent, à droite. Et à gauche. Aïe ! Comment ça, un
tronc ? Il y avait pas d’arbre ici ! Les grattements reprennent contre la porte. Ils sont là, ils savent que
je suis là. Je me colle à l’arbre, il m’attire en lui. Je me dégage, et je tousse. C’est pas que de l’eau. Ils
sont autour de moi. Partout.

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