Autrefois I : L'enfant de la mer

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Un petit défi d'écriture d'après « Mermaid » de Shiori Matsumoto.

Un petit défi d'écriture d'après « Mermaid » de Shiori Matsumoto

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Avec le recul que seul permet le passage des ans, je me dis que chacun à sa manière l'avait rangée dans une petite boîte et étiquetée de la façon qui lui convenait le mieux.


Pour les autres enfants, elle était la petite demoiselle du manoir sur la falaise, celle que l'on n'apercevait toujours que de loin, de l'autre côté du grand portail en fer forgé qui marquait l'entrée du domaine. L'enfant que l'on avait isolée du monde extérieur à la manière d'un objet précieux et délicat.

Car la petite demoiselle ne se rendait pas à l'école du village comme le reste d'entre nous. Non. Un précepteur venait quatre fois par semaine pourvoir à son éducation. La petite demoiselle n'avait pas davantage à aider ses parents sur le port ou dans les marais salants. Au contraire, une domestique avait été engagée tout spécialement pour veiller à ses besoins. La petite demoiselle ne portait pas non plus de vêtements ayant appartenu à d'autres avant elle, mais de jolies toilettes que l'on faisait venir exprès de la capitale. Elle vivait dans le confort, entourée de babioles que nos parents auraient bien été en peine de pouvoir nous offrir. Inaccessible, elle constituait une source inépuisable de curiosité et d'envie.


Pour les adultes du village, elle demeurait l'enfant de la crique. Une enfant que la nature avait certes dotée d'un joli minois mais de sans doute bien peu d'esprit ; car elle ne parlait ni ne semblait apte à communiquer de quelque manière que ce fût. Et comme si cela ne suffisait pas à son infortune, ses jambes paraissaient incapables de la porter.

Au village, si on la considérait avec toute la pitié requise chez de bons chrétiens, personne au fond ne s'étonnait qu'elle ait pu être abandonnée sur le sable, à la merci des marées et tempêtes hivernales. L'on ne s'indignait qu'en surface, par trop conscient que peu de femmes, dans cette région pauvre et encore sauvage, étaient en mesure de supporter la charge qu'elle représentait. Dans son malheur, l'enfant avait néanmoins eu de la chance car son sort avait ému la bonne société locale.


Pour ceux qui l'avaient recueillie, elle était un miracle inespéré. Le Seigneur n'ayant jamais béni le ventre de Madame, l'enfant incarnait sans nul doute sa meilleure chance de devenir mère. Après avoir prié en vain les cieux, comment refuser le don que venait de lui faire la mer ? Comment ne pas se prendre immédiatement d'affection pour cette petite fille si belle et fragile à la fois ? Où d'autres ne constataient que des tares, Madame, elle, ne voyait que la perfection d'une enfant qui jamais ne quitterait la douceur du foyer qu'elle lui offrait. Une enfant qui, toujours, aurait besoin que l'on prenne soin d'elle.

De fait, aucune dépense n'avait jamais été jugée trop extravagante dès lors qu'il s'agissait de chérir ce petit trésor ; et l'on avait même fait importer d'Angleterre une chaise roulante pour permettre à la fillette de se déplacer à son aise. Son déchargement avait d'ailleurs mis les quais en ébullition, son arrivée à elle seule constituant un évènement incontournable. En effet, s'il n'était pas rare en ce temps-là d'en avoir l'usage dans les sanatoriums ou les cures thermales, c'était en revanche la toute première fois que l'on en apercevait une au village, où les infirmes ordinaires se contentaient au mieux de simples béquilles.


Pour moi, et bien que j'eusse pourtant fait partie de ceux qui passèrent le plus de temps en sa compagnie, la petite demoiselle devait rester à jamais une énigme.

A cette époque, mes parents étaient tous deux employés par Monsieur : ma mère officiait aux cuisines quand mon père œuvrait dans les jardins, dont l'entretien était sous sa responsabilité. Il n'était pas rare que je passe mon temps libre à errer dans la propriété en attendant qu'ils aient fini leur journée, aussi fut-ce assez naturellement que Madame m'offrit de devenir le compagnon de sa précieuse enfant.

Rose, c'était le prénom qu'ils lui avaient donné mais je ne pus jamais m'y faire car je ne trouvais pas qu'il lui allait. Ses joues étaient bien trop pâles et la couleur de ses yeux en amande, pers ou glauques au gré de la lumière, me rappelaient celle que prenait l'océan par temps d'orage. Plutôt qu'à une fleur, elle me faisait penser à l'une de ces créatures qui, dit-on, hantent les abysses en totale ignorance du soleil. A plus d'un titre, Marine lui aurait mieux convenu.

Rose était muette et son précepteur avait multiplié les efforts pour lui inculquer, leçons après leçons, quelques rudiments de langue des signes. Sans grand succès ; mais je ne crus jamais, quoiqu'aient pu en dire les adultes, que Rose était trop bête pour apprendre. Je continue de penser encore aujourd'hui qu'elle comprenait tout au contraire, mais n'avait simplement pas envie de se conformer à notre langage. En réalité elle nous parlait déjà, à sa manière, quand son regard se tournait en direction de l'océan qui l'appelait. C'était à lui qu'elle appartenait, pas à la terre. Rose n'était pas heureuse dans sa douillette petite cage dorée ; seulement personne ne désirait l'écouter.


Vers la fin de l'année 1888, un soir d'automne, Rose disparut de nos vies aussi soudainement qu'elle y était entrée. La dernière fois qu'on l'aperçut, la jeune demoiselle du manoir sur la falaise descendait l'allée côtière qui menait à la jetée ; et si pour la majorité des villageois son décès ne fit aucun doute, l'on ne retrouva toutefois jamais son corps. Il ne restait de trace de son passage sur Terre qu'une vieille chaise roulante abandonnée au bout du ponton.

En ce qui me concerne, je me plais à imaginer que Rose a rejoint les fonds marins qu'elle désirait tant retrouver, et qu'elle y nage toujours.

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