1 - Félix

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Quatre jours. Leur dernier repas remontait à quatre jours. Ils se trouvaient depuis maintenant une semaine dans une impasse, et la situation devenait réellement alarmante. Victor, assis à côté de lui, réfléchissait profondément. Le rictus malicieux qu'il arborait habituellement avait laissé place à une grimace d'inquiétude. Il semblait totalement différent, comme s'il était devenu une toute autre personne. D'un naturel taquin, Victor se moquait de quiconque avait le malheur de croiser sa route. Pas aujourd'hui. La situation était bien trop sérieuse, bien trop grave : ils avaient tous deux perdu leur travail.

La semaine précédente, le contremaître les avaient prévenu qu'il ne pouvait plus les payer. Les temps étaient durs pour tout le monde : avec la fin de la guerre, le pays se voyait affaibli à tout les niveaux, il fallait tout reconstruire, reprendre sa vie comme avant. Félix n'était pas dupe cependant: il avait bien remarqué les regards noirs que lui lançait l'homme. Le garçon devinait ses pensées, l'homme n'avait aucune envie d'employer un aspléen et encore moins de le payer. Comme si Félix lui-même était partis à l'autre bout de l'empire pour massacrer les soldats impériaux, avec ces "sauvages" insurgés d'aspléens. Quoiqu'il en fût et en pensât le jeune garçon, le fait était qu'il avait perdu sa source de revenus, et qu'il avait entraîné son ami Victor dans sa chute.

Malgré tout et par chance, à ce moment là, ils leur restaient encore quelques sous de côté, qu'ils avaient malheureusement fini par dépenser cinq jours auparavant, pour acheter du pain. Félix avait décider de se sacrifier, pour laisser sa part à sa petite sœur, Elie, et Victor avait décidé d'en faire de même. Félix lui en fut grandement reconnaissant.

Ils pouvaient se priver de quelques repas, voire même dormir dans la rue en cas de nécessité. Pas elle. Souffrant d'une santé fragile, la petite fille devait aussi vivre avec ses jambes, trop faibles pour lui permettre de marcher, ou ne serait-ce que de rester debout. Il n'était donc absolument pas question, pour Félix comme pour Victor, d'aggraver sa condition en y ajoutant la faim.

Les deux garçons s'étaient par la suite concertés, et avaient conclu qu'il valait mieux éviter de lui parler de la situation, pour ne pas l'inquiéter, le temps que la situation s'arrangeât. A présent, ils redoutaient qu'elle ne s'arrangeât pas.

Félix et Victor évoluaient dans les ruelles nauséabondes du Putride. Ils espéraient y trouver du travail, certes malhonnête et au risque de s'attirer de sérieux ennuis, mais ils ne pouvaient se permettre de faire les fines bouches. Ils grelottaient sous leurs haillons. Leurs pieds nus, recouverts d'une pellicule de crasse et de boue, les faisaient atrocement souffrir, à cause du froid et des flaques glaciales qui jalonnaient le sol du quartier Putride. Ils s'arrêtèrent devant la façade décrépie d'une taverne, dont les gonds de la pancarte métallique grinçaient au gré du vent. Victor intervint :

- On y est... Au pot percé... 'y aura bien quelqu'un pour nous faire travailler là-d'dans.

Félix acquiesça en silence. Il lui en coûtait grandement d'en être réduit à mendier du travail auprès des truands du Putride, même s'il n'en disait rien. Dans sa position, comme il se le rappelait inlassablement depuis cinq jours, il n'avait pas le choix.

Le pot percé empestait l'alcool, l'urine et d'autres senteurs dont Félix ne parvenait pas à deviner l'origine. La pénombre dominait les lieux : le garçon distinguait à peine le visage des hommes occupés à boire et à chanter, qui debout sur une table brandissant une chope de bière, qui assis à battre le rythme sur le bois. Dans le vacarme ambiant, Félix perçu les paroles de Victor, à ses côtés, qui l'invitait à le suivre :

- Par là.

Il lui emboîta le pas à travers les ivrognes, les projections de boisson, et Victor le mena à une table à part. Sept aspléens y étaient assis, tous vêtus de la même façon : une chemise à manches courtes en lin, une tunique à motif tartan vert, des brassards de cuir, des sandales de la même matière qui leur remontaient jusqu'aux genoux, et une peau de loup qui leur faisait office de capuchon... Ce ne sont pas juste des aspléens, mais des guerriers-loup ! Il jeta un regard affolé à Victor, qui tenta de le rassurer par un geste nonchalant de la main, après quoi il s'adressa à l'un des hommes attablés :

Renarde et Loup cendréOù les histoires vivent. Découvrez maintenant