Bienvenue au restaurant "Le Rouge"

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Timothé

- Bon vous avez fait votre choix ? Allo ? Vous m'entendez ou vous êtes trop séniles pour me comprendre ?

- On hésite...

- Bon j'ai pas que ça à foutre les vioks, pour information la moitié de la carte c'est du surgelé, pour l'autre moitié ... Eh bien pour l'autre moitié, on joue à pile ou face avec les serveurs et ceux qui perdent doivent cracher dans le plat.

La face des clients se décomposa, celle de Timothé resta ferme.

Dégoûtés, les deux retraités se levèrent aussi dignement que ce que leur polyarthrite leur permettait. Ils quittèrent les chaises sur lesquelles ils s'étaient installés cinq minutes plus tôt en grommelant que la jeunesse avait bien changé et qu'en leur temps, ils ne se seraient jamais permis pareil offense.

Le jeune serveur saisonnier les regarda avec mépris et leur lança en guise de doigt d'honneur déguisé, alors qu'ils franchissaient la porte :

- N'hésitez pas à revenir avant d'aller au cimetière !

Timothé soupira et une fois que les clients furent en dehors de sa vue, il prit le temps de s'asseoir sur le bar, lâchant un pet distingué dont le raffinement et l'odeur presque appréciable le surpris. Puis, il contempla la salle vide du petit resto de campagne qui l'employait pour l'été.

Petit, moche, dégueulasse, insalubre, les mots ne manquaient pas au jeune homme pour décrire son lieu de travail. Mais le pire de tout restait quand même la décoration. Une déco qui viendrait même à bout des goûts de chiotte de Valérie Damido. 

Les murs en vieux crépis étaient recouverts par endroits avec du papier peint couleur analyse d'urine. Des animaux morts, difficilement identifiables, aussi bien empaillés que le corps de sa grand-mère à son enterrement, ornaient les murs. Et là, il s'agissait de la partie présentée au public. L'arrière était un bordel sans nom.

Si Timothé, Tim pour les intimes, était là pour les vacances, à se faire chier profondément dans un bled de 200 habitants (personnes mortes inclues) c'est parce que son papi, fraîchement veuf depuis le début d'année, souhaitait renouer des liens avec ses petits-enfants.

Alors, sous les supplications de ses parents, Timothé avait été obligé de se rendre dans ce petit village de Lozère pour passer l'été avec son papi. Une fois sur place il retrouva Oriane et Gontran, ses deux cousins du côté maternel qui avaient été eux aussi contraint de venir. Si le courant ne passait pas très bien entre eux au début, la perspective de passer ces longs mois de calvaire avec des personnes qui ne parlaient de motus h-24, les avaient évidemment rapprochés.
Et pour le coup, Tim préférait largement être mal accompagné que seul pour ces deux mois de prison à ciel ouvert.

« Vive, vive les gros nicho... ». Timothé entendit la sonnerie de son téléphone résonner depuis le vestiaire. Il quitta ses pensées et la salle vide du restaurant pour passer en cuisine. Le territoire de Philippe.
Philippe, c'était le cuisinier en surpoids du restaurant. Tim trouvait d'ailleurs qu'il ressemblait à « cuisto dingo ».

En voyant Tim venir en à lui, Philippe s'apprêta à lui demander ce que les clients du jour avaient commandé.
Timothé doucha ses espoirs:

- Cinq personnes sont venues, mais elles sont toutes reparties aussi vite. lui dit-il en trifouillant dans son manteau à la recherche de son téléphone.

- Maaais, pourquoi personne n'est resté ? miaula Philippe.

- L'odeur Philippe, l'odeur. répondit sèchement Tim.
Ils ont dit que ça sentait l'oignon pourri.

- Mais c'est pas vraiiiii. J'ai mis du febreze en pluuuus, partouuut ! C'est ceeensé sentir la vaniiille de Madaagascar.

- T'as raison, c'est pas vrai ce qu'ils ont dit. Ça sent pas l'oignon pourri.
Ça sent autre chose... Ah oui ! Ça sent la vieille vache folle qui s'est pissée dessus quand on arrive ici...
C'est bien d'avoir mis du Febrèze dans le restaurant, mais t'aurais dû t'en foutre sur toi aussi. Ou alors en manger, au lieu de bouffer la moitié de ce que tu cuisines dans cette immondice qui te sert de cuisine. Regarde par terre ! Des cafards partout.
J'espère que ton slip est plus propre que ça sinon bonjour la fermentation de ton saucisson.

- T'es, pa-pas sympa. sanglota Philippe.

- Ah non, te met pas à pleurer, ça sent les égouts après !
Si je fais ça, c'est pour ton bien. Regarde-toi, 50 ans, un mètre soixante-dix, deux tonnes cinq, le faciès gras... Nan, si personne ne te dit rien, tu vas continuer à t'enfoncer. Et moi je t'aide. répliqua Tim sans une once d'humanité.

Après avoir trifouillé pendant 30 secondes, il réussit finalement à saisir son téléphone et répondit à l'appel d'Oriane:

- Oui Oriane ?

- On a besoin de toi avec Gontran !
Pendant que tu fous rien au resto, papi nous a demandé de prendre des affaires pour les vendre à la brocante qui se tient toutes les semaines sur la place du village...

- Je t'arrête tout de suite, si c'est pour me dire que papi a des calendriers cochons, ça ne m'intéresse pa...

- Tais-toi et laisse-moi parler, lui dit-elle avec une pointe de colère dans la voix.

On a même pas eu le temps d'installer notre stand que tous les vieux sont venus nous voir.
Ils étaient pas intéressés par les vieux dentiers de papi ou ses anciennes prothèses de hanches. Pour ça, je peux les comprendre.
Mais c'est devenu suspect quand ils ont tous, sans exception, voulu nous acheter un petit carnet rouge qui trainait au milieu des livres érotiques de mamie.
Forcément, on a dit qu'il était pas à vendre parce que c'était trop étrange. On a commencé à le lire, pour savoir ce qui le rendait unique, mais avant qu'on puisse atteindre la deuxième page, une mamie nous a agressés et elle s'est volatilisée avec.

Oriane avait l'air essoufflée depuis l'autre bout du fil. Une inspiration précédait une phrase, une expiration en suivait une autre.

- Donc vous vous êtes fait voler par une mamie et vous voulez que je vous aide à retrouver un pauvre livre ? Désolé, mais je passe mon tour.

- T'es bête ! Si on le récupère et que l'on voit ce qu'il contient, on pourra le revendre encore plus cher... Et puis excuse-moi, mais t'as quelque chose à faire de mieux ?

- Attends deux secondes.

Tim détourna le regard pour voir Philippe qui pleurait toujours, en boule sous l'évier. Il s'approcha de lui, lui tapa l'épaule puis lui dit :

- Bon allez je file, oublie pas mes heures sup !

Il prit sa doudoune, et rapprocha le téléphone de sa bouche.

- Oriane, je dois chercher quoi comme livre ?

- Un petit journal de bord, rouge, écrit par un certain Serguei.

- Et si je trouve la mamie avant de trouver le livre ?

- Alors pas de pitié ! 

CocoronavirusOù les histoires vivent. Découvrez maintenant