« Viens Cécilia, on va se mettre dans un endroit plus sympa. »
Eustache me tient la main et m'entraîne vers un cloître désert. Nous nous asseyons dans l'herbe, sous le vieux saule.
Il ne dit rien. Dans sa tête, il a probablement déjà formulé mille questions. Mais aucune ne semble juste, aucune ne semble assez diplomatique. Je le sais, c'est toujours comme ça.
Finalement, il se décide :
« Pourquoi tu ne manges pas ? Qu'est-ce que ton cerveau te dit ? »
Tiens, quelqu'un qui me donne enfin de l'importance ! Tais-toi. C'est à moi qu'on a posé la question. Tu as intérêt à lui dire la vérité Cécilia. Je vais essayer.
« Parce que... »
Je me disais que ce serait difficile de tout lui déballer, d'être honnête. Mais finalement, face à un quasi-inconnu, tout semble plus facile. Vous ne risquez pas de faire du mal à une personne qui vous aime, ni de la perdre. Cette personne ne compte pas pour vous, et ce que vous lui dîtes a moins d'importance que s'il s'agissait de votre sœur.
En plus de cela, j'ai répété cette histoire mille fois à mes psychiatres et psychologues. Je suis habituée au déballage habituel. Quoi que je n'ose jamais avouer la partie où j'ai l'impression d'être grosse. J'ai un peu honte d'avoir une pensée si clichée. Et pourtant, elle est bien là, bien réelle, bien vive, et m'empêche de manger. C'est un problème sérieux, mais j'ai honte, tellement honte... Alors comme d'habitude, tu ne seras pas entièrement honnête.
« Disons qu'au départ je ne me sentais pas bien. J'avais envie de me faire du mal, pour ressentir quelque chose. Et en me privant de manger, la faim me tiraillait les entrailles, me tordait de douleur parfois, et finalement, j'étais contente, j'en profitais, j'aimais cela. J'avais l'impression d'avoir gagné contre ma faim. D'être victorieuse. Le sentiment d'avoir vaincu quelque chose, quand on est comme moi, c'est jouissif tu sais... Et puis à la longue, c'est devenu une habitude. Et une obsession. »
Je l'ai presque dit. J'ai presque avoué que mon poids était une obsession. C'est bien ! Arrête d'être sarcastique.
Pendant que je discute avec moi-même, Eustache réfléchit, pèse ses mots. Je suppose qu'il veut essayer de dire quelque chose de différent de ce que me répète les psy habituellement : « Ce n'est pas bien, tu te fais du mal, tu devrais te forcer petit à petit, faire des plats que tu aimes, être rationnelle. »...
« Mais tu sais que tu perds dans le fond ? Que tu n'es pas victorieuse ? Parce qu'à la fin, tu n'as pas mangé, ton corps s'affaiblit. C'est ton mal-être qui a gagné. Pas toi. »
Coup de tonnerre.
Oh non, il a raison !
Depuis le début, j'ai l'illusion de gagner contre la faim.
Mais en fait, c'est ton mal-être qui gagne contre toi.
Je ne suis qu'un objet.
Et tu n'aimes pas en être un.
« Et qu'est-ce que je fais alors ?
— Tu te forces à manger au moins un peu. On ne gagne pas une bataille du jour au lendemain. C'est un combat long, avec des hauts et des bas, mais tu finiras par gagner. »
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C'est s'il y a peu de calories que je mange
Historia Corta« Non, je ne céderai pas. Non, je ne mangerai pas. » Cécilia, lycéenne, n'arrive plus à manger comme avant, et Eustache s'en inquiète. Une nouvelle histoire annexe aux Chroniques du Chinoiroux, mais l'une et l'autre peuvent être lues indépendamment...