Nous étions à bord du jet privé qui nous emmenait jusqu'au Japon. Allongé sur un siège inclinable en cuir beige, je regardais fixement par la vitre. Je ne voyais que des nuages à perte de vue, aussi nombreux et épais que ceux qui obscurcissaient ma vie. J'avais l'impression qu'on faisait du sur place dans cette purée de pois.
— Ce sont mes projets qui te préoccupent ? me lança soudain Erik.
Je tournai la tête à gauche pour l'observer. Séparé de moi par le couloir central, il était assis dans le sens opposé, près du hublot d'en face. Son regard fixait l'écran de l'ordinateur portable posé sur la table devant lui. Depuis qu'il était devenu chef des armées américaines, il ne faisait que travailler. Du moins, en apparence. En réalité, il s'amusait. Je n'insinuai pas qu'il faisait des parties de solitaire sur son PC. Non, la réalité était moins drôle. Il jouait à préparer la guerre, sa guerre, car c'était un plaisir pour lui d'élaborer des plans, de concevoir des stratégies et de bouger ses pions après les avoir mis en place.
— Avez-vous pensé aux conséquences ? me risquai-je à lui demander.
— Cesse de me vouvoyer, rétorqua-t-il en quittant les yeux de son écran pour fusiller les miens.
— À tous les innocents que vous allez tuer ? ajoutai-je.
Il recula son dos pour le caler contre le dossier de son siège.
— Il n'y a pas d'innocents. Les humains sont tous coupables... coupables de ce qu'ils ont fait de ce monde, déclara-t-il.
— Le monde n'est pas responsable de ce qui nous est arrivé, Erik... Ce que tu comptes faire ne nous rendra pas nos mères... et ne vengera pas non plus leur mort.
Il y eut un silence. Il n'aimait pas que je parle d'elles. Probablement, parce que cela lui rappelait trop de douloureux souvenirs.
— Ce n'est pas par vengeance que j'agis, me répondit-il.
— Bien sûr que si. Tu ne peux plus t'en prendre à leur meurtrier, alors tu en veux à la Terre entière.
— Tu te trompes !
— Et Arès et toi...
— La ferme ! me coupa-t-il brusquement.
Il tapa du poing tellement fort sur la table en acajou que celle-ci trembla et se fissura au niveau du pied. Ses prunelles se remplirent de haine. J'étais en train de réveiller la bête qui était en lui. Elle n'aimait ni qu'on lui tienne tête ni qu'on cherche à la convaincre qu'elle était dans l'erreur. Il resta une longue minute à m'assassiner du regard. À quoi pouvait-il bien penser à cet instant ?
Tout à coup, je vis Erik se recroqueviller sur lui-même, les bras croisés sur son ventre comme s'il avait froid. Le visage baissé, il se mit à trembler en grimaçant de souffrance. Je venais de semer le doute en lui, de faire entrer en conflit le dieu qui l'habitait et l'humain qu'il était. Je le savais, car ce n'était pas la première fois que ça arrivait. Voir mon ami dans cet état me déchirait le cœur, tandis que je me réjouissais de constater qu'Arès n'avait pas totalement le contrôle sur son âme, même s'il n'en était pas loin.
Je me levai pour m'asseoir sur le fauteuil d'à côté et le pris dans mes bras pour l'étreindre. L'approcher quand il était ainsi pouvait m'être fatal ; Arès pouvait prendre le dessus sur mon ami et l'annihiler complètement, le temps de faire ce qu'il avait envie de faire. J'étais sa faiblesse – le talon d'Achille de ce dieu despote – car Erik m'aimait. C'était une raison suffisante pour vouloir m'éliminer. C'était peut-être ce que je cherchais dans le fond, mettre fin à cette torture que je subissais de voir celui que j'aimais se transformer en monstre un peu plus chaque jour.
— Laisse-moi, me murmura-t-il en frissonnant.
Erik savait que je risquais ma vie à rester près de lui dans ces moments-là.
— Non, rétorquai-je en l'enlaçant avantage.
Je sentis subitement une aura envelopper son corps. Le démon était là, énervé. Il porta brusquement ses paumes sur mes épaules et appuya tellement fort que le dossier du siège inclinable, sur lequel j'étais assis, bascula en arrière. Arès se retrouva aussitôt au-dessus de moi, le visage plein de rancœur et les iris inondés de lueurs divines. Il serra mon cou avec tant de force que je n'arrivais plus à respirer. Je me contentai de le fixer, la larme à l'œil de voir mon ami disparaitre au profit du mal. J'allais mourir ainsi, dans ce putain d'avion, tué par les mains de celui que j'aimais et par la haine de ce dieu cruel. Et je les laissais faire, sans chercher à me défendre.
Alors que ma vie commençait à tirer sa révérence et que mes prunelles se troublaient sous l'asphyxie, je crus entrevoir dans le regard assassin d'Arès un mince filet d'eau. Une goutte s'en échappa et vint mourir sur ma joue, puis une autre. Était-ce le dieu ou l'ombre d'Erik, qui déversait sa peine sur le crime qu'il commettait ?
— Humain stupide ! cracha-t-il d'une voix ténébreuse.
À qui s'adressait Arès ? À moi qui l'avais provoqué ou à Erik qui essayait de le raisonner ? Soudain, la pression sur mon cou se relâcha ; il venait d'enlever ses mains. Il se dégagea de sa position et se mit debout. Libéré, je me redressai aussitôt sur le fauteuil afin de prendre une grande bouffée d'oxygène, puis me penchai en avant en toussant du sang. Une veinule avait probablement claqué dans ma trachée. Je pivotai la tête vers lui. Il était immobile et me dévisageait d'un air intrigué. Arès était toujours là. Je le voyais dans ses yeux, mais sa haine avait disparu. Il détourna subitement son attention, puis alla s'asseoir à ma place, pour éviter de retourner à la sienne et de se retrouver à mes côtés.
Moi, un humain stupide qui méritait la mort, avais-je semé le doute dans l'âme de ce dieu impitoyable ? Estimait-il que j'étais finalement digne de vivre ? Était-ce l'amour qu'Erik et moi ressentions l'un pour l'autre depuis notre enfance qui venait de foutre le bordel dans ses divines convictions ? Je l'espérais.
Dufond de mon cœur, je l'espérais...
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Swen, garde du corps [sous contrat d'édition]
ParanormalPublié sous le nom : le Dilemme d'Arès de S. A. Line. Disponible sur Amazon et en librairie. Sven est le garde du corps d'Erik, un dieu réincarné et le pire d'entre tous. Les sombres projets de celui-ci le tourmentent. Alors que tous les deux pense...