Prologue

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Janvier 2018

La pièce est presque plongée dans le noir, seul une ampoule suspendue au plafond par le câble bouge lentement au-dessus de sa tête diffusant un faible halo de lumière tremblotant. Le planché est collant sous ses pieds et lorsqu'elle se lève pour se rapprocher du bureau d'accueil sa semelle semble happée par l'encrassement du sol. Elle ne saurait dire si la lenteur de son déplacement est due à l'atmosphère sordide dégagée par le lieu ou à ce qu'elle a vécu ces dernières années. Chaque mouvement de son corps la rappel à l'ordre, lorsqu'elle tend la jambe pour avancer la douleur se propage dans le reste de ses membres, en se forçant à se tenir droite elle ressent les moindres courbatures qu'elle doit à la lutte menée. La femme derrière le bureau est brune, elle ne lui donnerait pas plus de vingt-cinq ans en temps normal mais aujourd'hui impossible pour elle de tenter une quelconque supposition, cela fait maintenant plusieurs mois que l'impression d'être plus âgée que tous les jeunes de son âge lui colle à la peau. Elle n'ose même plus donner sa date de naissance, lorsqu'elle décline sa jeune majorité il y en a toujours au moins un pour lever les yeux comme si elle ne racontait que des calomnies. Son âge propice à la fête et à l'abus d'alcool, selon les plus anciens, revenait mettre en question tout le bien fondé de son histoire. Elle s'accoude au comptoir attendant que l'on vienne la chercher. Les yeux perdus dans le vague, elle reste tournée vers la fenêtre par laquelle la nuit semble s'étendre à l'infini. Sans même s'en rendre compte son esprit prend le chemin de la fuite, elle se demande ce qu'il se passerait si elle décidait de rester ici pour toujours, de ne jamais ressortir de cet endroit, aussi sombre et malaisant soit-il. Au moins elle ne serait pas forcée de se confronter aux avis des uns et des autres sur son histoire. Elle pourrait s'assoir dans un coin de cette pièce qui semblait toute droit sortie d'un univers dans lequel le temps ne s'écoulait pas et rester ici pour le restant de ces jours. Personne ne remarquerait son absence, en tout cas personne ayant de bonnes intentions à son égard. Le claquement d'une langue contre un palais la ramène à la réalité. Non, elle ne peut pas faire cela. Elle ne peut pas être venue jusqu'ici pour abandonner si proche du but. Il faut qu'elle se libère, qu'elle parle. C'est toujours ce que l'on reproche aux femmes après tout ? De ne pas avoir parlé assez tôt. Elle apprendrait bientôt que cette phrase était loin d'être le pire blâme que l'on servait aux femmes dans son cas.

La femme brune derrière le bureau se racla la gorge avant de lui indiquer la salle dans laquelle elle devait se rendre pour effectuer sa déposition. Elle attrapa le sac à ses pieds et serra la lanière en faux cuir effrité entre ses mains, sentir la matière sous ses doigts lui redonnait un peu de force, cela lui rappelait qu'elle était en vie. Elle avait encore une raison de se battre. La nouvelle pièce dans laquelle on l'installe n'est pas vraiment différente de la salle d'attente. L'ampoule dégage aussi peu de lumière que la précédente. Relâchant sa poigne elle laisse son sac tomber à ses pieds. Deux chaises d'un côté de la table, une seule de l'autre. Le grincement produit par la chaise solitaire lorsqu'elle tire dessus lui provoque un sursaut. Elle se laisse tomber lourdement. Le pas est franchi, elle va bientôt pouvoir raconter son histoire. Deux hommes entrent dans la pièce, ils sont bien plus âgés qu'elle. L'air semble quitter l'espace entre les quatre murs blancs cassés de la salle. Elle ne se sent pas à l'aise. Soudain son esprit lui envoie les images des pires scénarios possibles. Elle se voit maltraitée, violentée et pire encore. Ses poumons sont vides d'air frais, elle inspire profondément dans l'espoir de réussir à apaiser ses craintes. Cependant elle réalise rapidement que ses efforts sont vains. Un des deux hommes semble remarqué son malaise et fait signe à l'autre de laisser la porte ouverte. En tordant un peu le cou elle arrive à apercevoir la femme de l'accueil, son rythme cardiaque ralentit doucement, elle ne craint rien ici. Les deux hommes prennent place face à elle. En un coup d'œil elle détaille leur tenu. Posture droite, veste de policier, badge accroché. Ils inspirent le respect et la loi mais elle ne parvient pas à se détendre, ce sont des hommes malgré tout. Son esprit ne semble pas être capable d'éluder cette information mais elle sait qu'elle n'a pas réellement le choix. Elle doit parler, se raconter et cela peu importe qui se tient en face d'elle, elle n'a plus le temps de reculer. Un des deux hommes allume l'ordinateur au centre de la table. Le vrombissement de la machine rompt le silence dans lequel ils évoluaient depuis plusieurs minutes. L'interrogatoire commence. Son nom, son âge, son adresse... tout y passe. Mais elle s'impatiente, ce n'est pas d'elle qu'elle souhaite parler. Elle veut raconter ce qu'il a fait, le confondre, expliquer son histoire, ses situations qu'elle ne savait pas nommer il y a quelques mois encore. Ses mains tremblent, elle n'arrête pas de bouger dans tous les sens. Elle plie ses jambes et les déplies, elle pose son coude sur la table avant de le retirer. La tension est palpable dans chacun de ses gestes. Un des hommes hoche la tête lui donnant la parole. Alors après une grande inspiration pour remplir ses poumons d'air mais également de force, elle se raconte. Elle couche, mot après mot, les dernières années de son existence. Elle détaille les coups, les accès de colère, la rage, la haine. Puis elle attend, elle inspire, expire, inspire une nouvelle fois. Il faut qu'elle prenne son temps, elle ne doit pas craquer. Elle ne doit omettre aucun détail, il faut qu'elle explique les moindres faits et gestes. Elle reprend, plus doucement cette fois. Elle y vient, elle en parle, le viol. Elle ne l'avait jamais réellement nommé par son nom auparavant, elle n'avait jamais considéré cet acte comme ce qu'il était. L'entendre, de sa propre bouche, la fait frissonner. Une fois encore les deux hommes lui demandent de détailler, les questions deviennent de plus en plus précises. Le tremblement de ses mains s'est propagé dans tout le reste de son corps. Elle ferme les yeux et se pince le front pendant une seconde. Les souvenirs se mélangent, elle ne se rappelle plus des dates, confond une parole qu'il a pu lui dire, les deux hommes ne perdent pas une seconde. Ils l'inondent de questions, de détails, demandent des preuves. Et bientôt, sans savoir comment elle en était arrivé là, elle se retrouve dans le rôle de l'incriminée plutôt que de la victime. Les deux hommes tentaient de la confondre, la faire douter de ses propres propos. Elle raconta une nouvelle fois le viol. Les hommes se regardèrent et hochèrent la tête l'un après l'autre. Ils semblaient avoir pris une décision commune sans même avoir eu besoin d'en débattre auparavant. Un des hommes se pencha vers elle. Sa voix était grave comme s'il énonçait un fait incontestable, quelque chose qui changeait la donne et que l'on ne pouvait décemment pas exclure de l'équation. Il lui demande si l'homme dont elle parle est bien, comme elle leur a dit plus tôt, son petit-ami.

Elle hoche la tête ne comprenant pas la nécessité de cette demande. L'homme regarde son coéquipier. Ils ne sont pas sûrs de ce qu'elle avance. Ils sont désolés mais ils ne trouvent pas que l'histoire soit suffisamment précise. Ils auraient besoin de plus de preuves. Ils ne peuvent pas condamner quelqu'un sur la parole d'une autre personne. Encore moins d'une ex petite amie. Encore une fois ils sont désolés. Elle devrait rentrer et attendre de voir si la situation évolue. Attendre de voir s'il revient. Alors ils auront plus de preuves. Ils sont désolés mais ils ne peuvent rien lui proposer d'autres. Alors elle se lève, elle sort de la salle et sans un mot elle traverse le hall du commissariat. Elle se retrouve dehors sous le soleil qui contraste parfaitement avec le combat qui se livre en elle. Elle ne sait pas si elle doit pleurer ou bien hurler. Elle ne sait pas ce qu'elle doit faire pour se faire remarquer puisque même les faits ne suffisent pas. Alors elle se laisse tomber contre le mur. Elle allume une cigarette, la première d'une longue série. La fumée lui brûle les poumons mais elle inspire encore plus fort. La brûlure remonte jusque dans sa gorge, c'est si bon. Si bon de se sentir vivre. Elle ferme les yeux et rejoue la scène, qu'aurait-elle dû faire autrement pour être entendu ? Elle aurait peut-être dû pleurer ? Est-ce que c'est cela qu'ils voulaient, qu'elle montre à quel point la vie l'avait détruite, usée de toute part ? Elle ne se sentait pas capable. Venir ici pour parler était déjà un pas gigantesque pour elle. Elle ne pouvait pas montrer ce qu'elle ressentait, si ses émotions prenaient le contrôle elle serait submergée. Alors elle se releva brusquement. On ne devait pas la voir pleurer, on ne devait pas non plus la voir amoureuse ou dépendante. Chacun de ces sentiments lui avait déjà causé bien trop de tors. Elle rentre chez elle. En ouvrant la porte elle sourit comme si de rien était. Elle embrasse sa famille avant de s'enfermer dans sa chambre. Ici elle peut faire tomber le masque. Les larmes roulent sur ses joues dès que la porte claque derrière elle. Effondrement interne. Elle n'arrivera pas à survivre à ce cauchemar une nouvelle fois. C'est inlassablement le même lieu, les mêmes peurs, le même réveil en sueur... Elle ne peut plus supporter ça. Trois jours plus tard elle soupire en sentant le train ralentir. Elle a fait ses valises, elle est partie. Elle avait besoin de prendre l'air. Lorsqu'elle pose son pied sur le quai de la gare le soleil caresse doucement son visage. Ça sent la vie, la nouvelle vie. Alors elle se dit que peut-être ce serait possible, peut-être que les deux policiers avaient raisons et qu'elle pourrait simplement oublier. Elle range les souvenirs et les sentiments dans un tiroir mental et le ferme. Elle ne ressent rien de différent, elle ne se sent même pas plus légère. Mais elle sourit, c'est l'apparence la seule chose qu'il lui reste à sauver. On lui demande son nom pour récupérer sa valise. La moindre question lui donne le sentiment de replonger dans un interrogatoire policier. Elle inspire, c'est une nouvelle vie, son nom...

Elle lève la tête et sourit à la femme devant elle.

- Elie.

La femme lui sourit en retour. Elle inspecte son visage comme le ferait une mère inquiète.

- Vous allez bien, vous semblez sur le point de faire un malaise ?

Elle se force à se maintenir debout. Elle ne doit pas penser, les souvenirs doivent rester enfermés dans le tiroir.

-Oui, tout va bien.

Avant, j'avais peur du noir.Where stories live. Discover now