Dilemme au bord de l'eau

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Gare de Rennes.
Me voilà donc à Rennes.
Mais me voilà aussi dans le pétrin.
Comment gagner l'ouest de la Bretagne ?
En courant ?
Je ne tiendrais qu'une heure maximum.
Dans la gare, on me dévisageait.
Qui est cette fille toute seule ? Elle est perdue ? Semblent dire les regards.
Non, je n'étais pas perdue. Je savais où je allais. C'était déjà un bon point. Mais ce point, comment l'atteindre ? Je pourrai reprendre un train. Non. Je préférais marcher. Marcher me ferais réfléchir, et j'avais besoin de réfléchir.
Je sortis du bâtiment et marchais sans un bruit. Puis je me rendis compte que j'avais très très faim. Je m'arrêtai sur un banc pour finir mon sandwich, entamer mon sachet de chips et boire un peu d'eau. Cela me fit du bien.

Au bout de plusieurs tours et détours, je réussis finalement à sortir de la ville. Je marchai sur le bas côté des autoroutes, en direction de Brest. Beaucoup de personnes pensent que Brest est le bout du monde. Mais comment une sphère peut-elle avoir un bout ? Non, la Terre n'a ni début, ni fin en matière de longueur. Point final.
Je ressortis de mon esprit philosophe avec étourdissement. Je commençais à en avoir mare de faire de la philo toutes les deux minutes, même si quelques fois ça fait du bien. Parfois, il faut savoir relâcher son esprit et le laisser voguer vers... Oh ! Mais ça suffit ! Bien. Comme je le disais avant que mon irrécupérable cerveau n'intervienne, je marchais le long de la 4 voies avec nostalgie. Cette balade auprès des voitures me faisait penser aux promenades que je faisais parfois avec un ami d'enfance, un certain Stu. C'était un chic gars, mais on s'était perdu de vue. Ou plutôt, il était mort.
Parce que je semais la mort partout où je passais.
J'étais un virus. Un microbe. La grippe. Ou plutôt le sida. Incurable. Enfin, pour l'instant incurable -je parle du sida. Parce que moi, je doute qu'on puisse me soigner un jour contre ma Jesèmelamortpartoutoùjevais. Je soupirai. Je voulais changer le monde mais à quel prix ? Stu, tante Tamara et bien d'autres ,que je ne veux pas évoquer pour l'instant, sont morts à cause de moi. Toujours à cause de moi. Je tapai avec rage dans un caillou qui fut projeté au loin, trop de force en moi, bientôt je deviendrais Hercule au féminin: Herculette. Quand j'arrivai au niveau de mon lancer de caillou- j'ai, soit dit en passant, battu le record du monde vu la distance- je remarquai qu'un lapin se trouvait à l'endroit précis où aurais-dû se trouver mon caillou, que je retrouvai dans l'œil du ledit Lapin. Et voilà une nouvelle victime à rajouter sur ma liste. Je me raccrochai à l'idée que ce n'était pas de ma faute mais c'était un mensonge, tout était de ma faute. Toujours de ma faute. Parce que je m'enfermais dans mon monde, ma bulle. Sauf que cette bulle avait éclaté, et cela depuis longtemps. Car j'étais morte, j'avais étouffée dans cette bulle. Bon, j'étais morte. Mon monde avait été balayé en un instant, un rien de temps peut tout changer. Un rien de vent peut tout chambouler. Une rafale avait emporté mon passé, mon présent et mon futur. J'étais morte.
Pour oublier, je courus. Mon esprit s'évada de mon corps devenu prison.
Au bout d'une heure et demi, mes jambes s'écroulèrent d'elles-même. Mon corps suivi, terrassé par la fatigue. S.O.S. Je lançais un appel au secours, à quiconque m'entendais. J'hurlai pour faire passer mon chagrin. La forêt et les voitures au loin me répondirent. Je m'étais enfoncée si loin dans la nature que j'en fus perdue. Une chanson me sauta à la figure vu les circonstances: S.O.S d'Indila. Et je chantai, chantai pour faire passer le goût des larmes qui coulaient à flot.
Puis une autre chanson -toujours de la même chanteuse- Run Run, s'imposa en moi. Cela me fit courir, courir toujours courir. À croire que c'est mon verbe favori. Je connaissais les paroles par cœur, les oiseaux se turent et m'écoutèrent. Puis, quand j'eus fini, ils reprirent l'air et le sifflèrent. Cela eut le don de me faire sourire.

Le soir tombait. Je ne m'étais plus arrêté de courir depuis tout à l'heure, mais les chansons m'avaient remises d'aplomb.
Une phrase me revint: Pourquoi passer sa vie à courir après une ombre ? Cela illustrait assez bien ma condition. Mon but était-il une ombre, une chimère ? Courais-je après...rien du tout ? Non. Non, non, non, non. Je continuais fond ma course folle à travers la campagne, je courais toujours plus vite, dépassant les trois cent km/h. Jamais je n'étais allé aussi vite, dépasser les 300km/h était une première. Mon cerveau calcula ma nouvelle vitesse: 365km/h. Je traçai dans la forêt, personne ne pouvant me rattraper, jamais. J'étais libérée des dernières contraintes humaines qui me rendais mon humanité.
Je n'étais pas humaine, je ne le serais jamais plus. Jamais. D'ailleurs, je vais vous dire un secret. À votre avis, quel âge ai-je ? 12 ans ? 14 ans ? 16 ans ? Non. À la vérité, car je ne vous dirais que la vérité, j'ai beaucoup plus.
En fait, j'étais là au commencement du monde. J'étais là au Big Bang, j'ai vu les dinosaures, j'ai vu les hommes évolués, j'ai vu les plus grands de ce monde: César, Charlemagne, Léonard De Vinci, Shakespeare, Picasso, je les ai tous rencontré. Alors ? Vous pensez pouvoir me croire ? Vous pensez pouvoir me comprendre ? Vous pensez savoir ce que j'ai vécu ? Non. Vous ne le saurez jamais. Car vous ne pouvez pas imaginer, vous ne pouvez pas. J'ai vu des choses incroyable, certes, mais j'ai aussi vu la Mort, j'ai aussi vu les massacres, les guerres sous Napoléon, les grandes Guerres Mondiales, j'ai tout vu, j'ai tout entendu, j'étais là. Jamais, Ô grand jamais, vous ne saurez ce que ça fait. Car vous n'y étiez pas. J'étais dans la pièce quand César a été assassiné, j'étais là quand on a brûlé Jeanne d'Arc -qui n'était qu'une usurpatrice. Certes j'ai aussi vu de belles choses, j'ai vu la création du monde, j'ai vu Léonard De Vinci peindre la Mona Lisa... J'ai vu tous les grands événements, sans exceptions. Je me suis même rendu à Versailles du temps de Louis XIV, j'étais dans la cathédrale de Reims quand le roi Charles V s'est fait sacré...
Bref, j'ai des millions d'années. D'ailleurs, j'ai arrêté de compter quand Jésus Christ s'est fait crucifier; après le calendrier européen a commencé et tout mon comptage est tombé à l'eau. Dommage.

Rien Que La VéritéOù les histoires vivent. Découvrez maintenant