Nos âmes jumelles

Octobre

🖍 Lou

Toi la plume, moi le crayon.
Tu m'as donné la force de dire "non".

M. Michel est un véritable sadique. Lou en est convaincue. Il fait partie de ces profs qui rendent les copies dans un ordre bien particulier : de la meilleure note à la moins bonne. Comme d'habitude, son nom sort en premier.
- Lou Hauet, dix-sept. Excellent travail.
Elle récupère la copie, gênée par les regards envieux ou incendiaires braqués sur elle. La distribution se poursuit. Des élèves soupirent de soulagement, d'autres attendent nerveusement, tandis que les notes baissent. Cette torture psychologique devrait être interdite.
- Julie Erouard, six et demi. Il faut reprendre la définition de la tangente.
La jeune fille récupère sa feuille d'un air dégoûté. Son amis Farah pose aussitôt une main réconfortante sur son épaule.
-T'inquiète pas, toi au moins t'as une vie, pas comme d'autres...
Elles pouffent sans retenue. Lou se ratatine sur sa chaise. Elle sait bien qu'elle est visée. Depuis là début de l'année, Julie l'a en ligne de mire. Ce ne sont pas des attaques frontales, non, mais des allusions, des rires camouflés. Lou l'ignore tout en griffonnant avec ferveur le visage d'un personnage dans le coin de sa feuille. Dessiner est son échappatoire, son oxygène, son bouclier contre toutes les moqueries. Les marge de son cahier de maths sont ornés de croquis qui débordent sur les formules.
- Pour la semaine prochaine, vous ferez les exercices trois et quatre page quarante. N'oubliez pas le contrôle sur table vendredi.
Le cours s'achève. Les élèves se hâtent de ranger leurs affaires. Un groupe se forme entre les tables, et les conversations vont bon train.
- Vous allez à la soirée de Laure ?
- Grave, j'ai dit que je participait sur Facebook.
- Moi j'ai mis "Peut-être", mais je pense venir.
Tout en rangeant ses livres, Lou ne peut s'empêcher de grimacer. Elle s'est promis de ne jamais suivre le mouvement, de ne jamais s'inscrire sur Facebook. Les gens l'utilisent uniquement comme une vitrine personnelle. C'est un champ de bataille virtuel à qui est le plus sympa, le plus beau, le plus cool. On mesure sa réputation au nombre de "Like". Livrer toute sa vie privée à une liste de faux amis la révulse. Sur le forum Trames, elle conserve son anonymat. Néanmoins, elle a conscience que ce refus catégorique lui fait rater les nombreux événements organisés par les membres de la classe.
Elle rentre à l'appartement en tentant d'ignorer son agenda bardé de devoirs. Sa mère se trouve dans la cuisine, en train d'éplucher une liasse de papiers.
- Qu'est-ce que c'est ? demande Lou.
Sa mère les range aussitôt, manifestement embarrassée.
- Rien, rien du tout. Ça été ta journée ?
- Mouais, comme d'hab.
- Tu te souviens d'Anne-Sophie ? La fille des Haffner ?
Lou s'empare d'une pomme dans la corbeille et, d'un haussement d'épaules, signifie que non.
- Tu jouais avec elle au Jardin Vert, quand tu étais petite... Bref, figure-toi qu'elle a réussi son concours HEC. Une fille brillante, vraiment.
Lou serre le point pour contenir son exaspération. ça y est, c'est reparti pour le laïus sur les grandes écoles.
- Si besoin, elle pourra te donner des cours quand tu seras en prépa. C'est toujours bon à savoir.
La jeune fille sent la colère monter, ramper la long de sa gorge, se transformer en mots. Le message de Yuna bondit dans son champ de vision. C'est TA vie, pas celle de ta mère.
- Maman, plus je réfléchis, et moins j'envisage de faire une prépa après le bac. Je pense plutôt aux Gobelins. C'est l'école de l'image, ce qui se fait de mieux à Paris.
Sa mère passe une main nerveuse dans son carré, réajuste son serre-tête.
- Écoute, Lou, on en a déjà parlé. L'art, c'est une passion, mais la réalité, c'est autre chose. Tu pourras toujours continuer de dessiner à côté de tes études...
- Je ne veux pas dessiner à côté de mes études, je veux étudier le dessin.
Elle fait front, le menton redressé, les yeux armés de détermination.
- Tu es encore trop jeune pour savoir ce que tu désires réellement, il vaut mieux te donner toutes les chances, t'ouvrir le plus de portes possible. De nos jours, avoir son indépendance financière, c'est essentiel.
- Ah oui ? C'est toi qui dis ça, alors que tu n'as jamais bossé de ta vie ?
Sa mère recule d'un pas comme si elle venait de recevoir une gifle. Lou secoue la tête, dépitée, et file dans sa chambre telle une tornade. Il fallait que ça sorte, qu'elle lui jette à la figure cette réplique qui la dévore depuis des mois. Lou ne supporte plus que quiconque choisisse pour elle. À croire que sa mère la pense incapable de se connaître, de prendre des décisions fiables. Comme si ses parents n'avaient pas assez déterminé sa vie. ça a commencé le jour de sa naissance : ils l'ont appelé Lou. Lou. On dirait le diminutif de Louis, ça sonne carrément masculin. Le prénom que les parents choisissent pour leurs enfants, c'est peut-être la signature de ce qu'ils projettent pour eux.
Pour se calmer, elle se connecte au forum Trames.

Eru Rõraito
Salut Tiamat,
Ça fait un moment que tu ne m'as pas donné de nouvelles, comment vas-tu ?

À chaque fois qu'elle voit ce nom s'afficher, son cœur manque un battement. Il faut croire que l'annonce de sa collaboration avec Yuna a fait son effet. Eru est si énigmatique, cultivé et fascinant. Son pseudonyme vient du manga Death Note, un shonen centré sur un lycéen découvrant un cahier aux pouvoirs surnaturels lui permettant de donner la mort, qui sera poursuivi par un détective nommé L, génie excentrique au passé opaque. Eru Rõraito est le véritable nom de ce mystérieux détective, le genre de détail que seul un passionné de manga peut connaître. Est-il possible qu'elle soit tombée amoureuse de lui sans jamais l'avoir vu ?

Tiamat
Salut Eru,
Pour être franche, ça ne va pas super fort, les cours me gonflent mais on fait avec.
Et toi, comment vas-tu ?

🖍

Elle a bien conscience de se plaindre, se le reproche, envoie malgré tout le message. Avant de reprendre son dessin en cours, elle fait un petit tour sur les sections du forum. Dans le sujet "Trombinoscope", un nouveau message de Yuna. Elle découvre alors une photo de sa scénariste : une jolie blonde au sourire pêchu, mèche à la mode, headband tressé dans les cheveux. Lou scrolle et s'empresse de lire les commentaires suivant le cliché.

Tiamat
Ravie de mettre un visage sur ton pseudo, Yuna !

Eru Rõraito
De même, et quel visage !

à la vue du dernier post, les lèvres de Lou se pincent. À cet instant, elle déteste Eru tout en sachant que rien ne lui ferait plus plaisir que de recevoir un message de sa part.
Aucune notification. Il est pourtant connecté, son pseudonyme est affiché en bas du forum, mais rien.
Ce silence l'agace bien plus qu'elle ne voudrait l'admettre. Elle quitte le site, lance Photoshop et reprend sa colorisation. Choisir les nuances, appliquer les calques, vide son esprit. Son travail achevé, elle se sent plus sereine, plus calme.
L'heure du dîner approchant, elle décide de prendre sa douche. Alors qu'elle referme la porte de sa chambre, une voix retentit depuis le rez-de-chaussée :
- Non, je te dis que ça ne sert à rien d'en parler aux enfants... Ça va les inquiéter.
Est-ce des larmes qu'elle perçoit entre ces intonations ? Lou rase le mur, s'approche de la cage d'escalier et scrute entre les barreaux. Sa mère se tient face au bar, le téléphone entre son épaule et son oreille, une tomate dans la main.
- Je sais tout ça ! Pitié, maman, je n'ai pas envie d'entendre encore une fois que tu me l'avais dit. Répéter que Philippe est un connard ne m'aide pas.
Silence.
- Non, je n'ai pas besoin de ton aide ! J'ai besoin de trouver un travail, tu comprends ?
Lou passe ses bras autour de ses jambes, sent son cœur se comprimer à la vue de ce spectacle.
- Mais je n'en sais rien, moi, de ce qu'on peut faire quand on n'a jamais travaillé ! Il faut que je trouve c'est tout. Bon, je te laisse, je dois terminer le dîner.
Elle raccroche, puis enfouit son visage entre ses mains.
Lou hésite à descendre, à serrer sa mère dans ses bras.
Mais elle ne se sent pas assez forte, lui en veut de lui faire porter ses échecs et ses peurs.
Alors, très doucement, elle fait demi-tour et regagne sa chambre.