CHAPITRE 1

1.5K 155 45
                                    

Éros

Accompagné de mes deux frères, Antéros et Pothos, qui se trouvent non loin de moi, je progresse de nuit dans les rues de Vancouver en observant les alentours avec attention. Nous rejoignons le centre de la ville après avoir traversé l'énorme pont de l'English Bay, sous les gratte-ciel qui nous entourent. Les battements de cœur qui nous encerclent résonnent de plus en plus fort à mesure que nous nous rapprochons. Je me concentre, à la recherche de ce son que j'ai cru percevoir avant mon arrivée. Mes quatre autres frères nous ont abandonnés à quelques milliers de kilomètres au-dessus de la Terre pour partir respectivement en Italie et en Chine afin de trouver leur cible, tandis que nous trois avons suivi les échos des cœurs brisés dans ce coin du monde.

Mes deux frères et moi nous séparons lorsque ces derniers détectent leur objectif. Comme toujours, Pothos a choisi une mission facile. Un cœur à peine blessé, qui a simplement besoin d'un coup de pouce. Mon frère va le présenter à une fleur bleue, et en une semaine le problème sera réglé, mission réussie. Ensuite, il profitera de son temps sur Terre pour s'amuser avant que nous ne repartions tous les sept rejoindre notre mère pour un compte rendu détaillé. Quant à Antéros, j'ignore tout du cœur qu'il a trouvé. Ce n'est pas le plus bavard de la fratrie.

Réparer les cœurs est mon travail, et même si le temps se fait long et si la solitude est présente, je n'ai jamais failli. J'ai toujours suivi nos règles à la lettre. Premièrement, on ne révèle pas notre identité, pour des raisons évidentes. Deuxièmement, il est interdit de rentrer en ayant échoué. Nous devons réussir à soigner au moins une âme à chacune de nos visites. Nous avons pour devoir de réparer autant d'âmes perdues qu'il nous est possible de le faire, bien que mes frères aiment faire traîner les choses pour profiter de la Terre. Si nous échouons, nos ailes nous sont coupées, notre immortalité retirée et nos pouvoirs détruits. Jamais aucun Érote n'a eu à subir ces châtiments, et je ne compte pas en faire l'expérience. J'ai déjà vu ce que cela signifiait lorsque Midas a été banni, il y a de ça des millénaires. Les mortels le pensent humain, mais il n'en est rien. C'est un dieu déchu, obligé de vivre reclus à cause de sa malédiction : celle de transformer tout ce qu'il touche en or. Je n'ai aucune envie de subir le même sort.

Enfin, nous avons une dernière règle. Peut-être la plus facile à suivre, mais surtout la plus importante : nous ne tombons pas amoureux. Jamais. Si cela venait à arriver... Personne ne sait ce qui adviendrait, et je n'ai aucune envie de le découvrir. Nous sommes ceux grâce à qui les humains ont le droit de connaître l'amour, mais celui-ci nous est proscrit.

En ce qui me concerne, cela ne m'a jamais dérangé. J'aime savoir que j'ai réussi à insuffler l'amour, le vrai, dans la vie de personnes qui ne pensaient plus le connaître, et ça me suffit. Je cherche toujours les cas les plus complexes. Cependant, trouver notre cible n'est jamais facile. Les sons des cœurs se bousculent, formant une seule et unique mélodie, et les démêler n'a rien de simple. Je veux le rythme le plus dissonant ; celui qui vient troubler ce chant, qui se démarque et me guide. C'est précisément ce qui m'a attiré jusqu'ici : une aura particulière, terne et détruite. Cependant, mettre la main sur l'humain qui est parvenu à attirer mon attention reste une tâche qui nécessite de la concentration.

Je me pose dans une ruelle déserte, puis je me guide au son de ce cœur brisé. Je ne cesse de changer de direction, contraint de contourner ces gratte-ciel, jusqu'à tourner au coin de la Sixième Avenue, et je débouche sur un pub bondé. Le repaire des âmes en peine depuis toujours. De larges baies vitrées donnent sur la rue, et un long bar trône au centre de cette salle immense. Un lustre noir – éteint, vu l'heure – suit le comptoir, et mon regard se pose un peu plus loin, sur les dizaines de tables surchargées de clients. En fait d'ivrognes, il s'agit plutôt de travailleurs acharnés venus prendre leur pause déjeuner.

Gods Of Love - Eros [ Publié Aux Editions Hugo New Romance ]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant