IV. LES MANUSCRITS

3 0 0
                                    

J’ai donné dans mon édition critique un classement des manuscrits dont voici les grandes lignes. Une première classe, représentée surtout par le
Parisinus 690 (Pa) et l’ Augustanus 564 (Pb), comprend, sous le nom de P, 9 manuscrits ; ces manuscrits sont les plus complets que nous possédions – Pa comprend 235 fables et Pb 231 –, et l’on y trouve 84 arguments qui ne se rencontrent pas ailleurs. La 2 e classe, C, dont le chef de file est le
Casinensis 94, qui contient 199 fables, se compose de 8 manuscrits, avec 30 sujets qui leur sont propres. La 3 e, L, dont le meilleur manuscrit est le
Laurentianus 79 pl. 89, est la plus riche en manuscrits : j’en ai retenu 8 ; elle offre 14 arguments originaux. Une 4 e classe, B, est formée de manuscrits qui contiennent avec des fables ésopiques des paraphrases en prose de Babrius : les deux plus importants sont le Bodleianus Auct. F. 4, 7 (Ba) et le Palatinus quintus de Nevelet (Bb). Une 5 e classe, M, comprend les manuscrits mélangés, dont deux très importants, le Palatinus 195 (Ma) et le Vaticanus 777 (Mb). Il faut ajouter à ces cinq classes deux manuscrits isolés, le Triuultianus 775 et le Vaticanus 1745, et les Tablettes de cire d’Assendelft.

L’âge de nos recueils ésopiques ; les moralités chrétiennes.

Bentley prétendait que de toutes les redactions qui furent faites des fables ésopiques, celles qui nous été transmises sont les dernières et les pires. Son opinion n’a pas trouvé de contradicteurs, et tous ceux qui ont écrit de la fable ésopique ont docilement attribué nos recueils au bas empire, au IXe siècle de notre ère au plus tôt. Bentley eût sans doute été moins affirmatif, s’il eût connu la 1 er et la 4 e classe de nos manuscrits. Pourquoi son opinion n’a-t-elle pas été combattue depuis ? Cela tient, je crois, à deux ou trois moralités chrétiennes qui se sont glissées à la place des moralités païennes ou qui s’y sont ajoutées. On s’est faussement persuadé que ceux qui avaient écrit ces moralités chrétiennes étaient les rédacteurs de nos manuscrits. L’examen de ces moralités nous fera voir sur quel fondement léger s’appuie cette conclusion. Une de nos rédactions de l’apologue des Coqs et de l’Aigle (20), qui n’appartient à aucune de nos grandes classes de manuscrits, a pour epimythium ces mots : « La fable montre que le Seigneur s’oppose aux puissants et donne la grâce aux humbles. » Le manuscrit qui tire de l’aventure des deux coqs une application si surprenante est du
XVe siècle : c’est le Triuultianus ; mais les trois autres rédactions portent une moralité laïque, celle qui résulte naturellement des faits et gestes des trois acteurs du drame. Dans la fable
Les Enfants du Singe (308), le Palatinus quintus ajoute à la morale cette réflexion : « C’est ce que font les parents à l’égard de leurs enfants : ils empêchent ceux qu’ils aiment de faire leur salut ; ceux au contraire qu’ils haïssent n’ont pas de peine à les quitter pour faire leur salut, et ils revêtent l’habit monacal. » Mais cette addition est le fait du seul Palatinus quintus ; les autres ne la connaissent pas. Enfin dans l’anecdote du Cavalier chauve (344), après la morale laïque commune à tous les manuscrits : « Que personne ne s’afflige, s’il lui survient un malheur : ce qu’on n’a pas obtenu de la nature en naissant, cela ne reste pas, » deux manuscrits de la même classe, Ba et Bb, ajoutent ce verset de l’Écriture ( Job , I, 21) : « Nus nous sommes venus, nus nous partirons. » On peut encore voir une trace de christianisme dans la fable du Naufragé (53) qui a trois moralités : la 1 re est païenne ; la 3 e peut convenir à des païens comme à des chrétiens : la 2 e est ainsi conçue : « On doit s’estimer heureux d’obtenir la bienveillance des dieux, quand on met soi-même la main à l’œuvre ; » à quoi un moine ou un scribe pieux a ajouté incorrectement, sans que sa phrase se rattache grammaticalement au verbe on doit s’estimer heureux : « ou si l’on se néglige, être sauvé par les démons. » Si à ces moralités l’on ajoute le mot chrétien παραμονάριον, employé dans la fable 181 Le Chien, le Coq et le Renard par les manuscrits de la classe la plus récente (C), au lieu du mot classique θυμωρόν que portent les manuscrits L, c’est à peu près tout ce qu’on trouve de chrétien dans nos manuscrits les plus récents, C et B ; les autres P et L ne portent aucune trace d’idée chrétienne.

Les Fables d'ESOPEOù les histoires vivent. Découvrez maintenant