Chapitre dix

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Angleterre, 24 avril 2020

Le jour de mon seizième anniversaire, j'ai reçu de la part d'Edwige la version anglaise de L'âme qui s'éteint. Le romancier hongrois, Lajos Zilahy, avait écrit d'une justesse inouïe : « Il y a dans la vie des instants inoubliables, des instants qui s'enfoncent comme de minuscules aiguilles dans votre chair et dans vos nerfs, qui pénètrent si profondément et d'une façon si tranchante dans votre mémoire, que le temps ne peut jamais les effacer. »

Aujourd'hui, alors que je tiens la vieille réplique dans mes mains, cornant les pages jaunies par le temps depuis le balcon de l'hôtel, les mots gravés à l'encre noire laissent sur ma langue ainsi que dans mon esprit le goût divergent de l'expérience. Celle dont on se rappelle chaque matin en se levant, une fois que le monde des rêves s'oppose à celui de la réalité, puis le soir quand, tant bien que mal, on s'efforce de s'endormir avec sérénité.

On aurait beau y mettre toute la conviction du monde, cette partie-là intègre notre histoire. Maîtres de ces pensées, nous décidons seuls de les partager ou de les conserver bien au chaud, incapables de nous en délier.

*

Voilà des heures qu'une pluie torrentielle s'abat sur Londres. Je réunis de la monnaie destinée à payer le taxi, relève mes cheveux sur le haut de mon crâne et me réfugie sous mon parapluie vert, détonant de ce mauvais temps. Mes doigts crispés resserrent le col de mon blouson contre ma poitrine. Dès lors, je me mets à courir.

Je demande au vieux chauffeur à l'accent prononcé de me conduire au centre-ville. L'enseigne MAYBRICK, éclairée par le néon noir et gris, m'indique que je suis arrivée à destination. Le tonnerre a cessé de gronder, une couche de brouillard se dépose aux seuils des grands bâtiments.

Je pénètre dans le salon, signalant ma présence par le tintement d'une sonnette. Le tatoueur fait apparition à l'autre bout de la pièce, un sourire sur les lèvres. Son perfecto en daim, négligemment déposé sur les épaules, décuple ses charmes de prétendu mauvais garçon. Ses iris vairons me scrutent avec attention avant qu'il ne m'offre un café latté.

— Et si on commençait ? Qu'en dîtes-vous ? suggère-t-il sur un ton léger.

— Je suis venue pour cette raison...

Même si son attitude décontractée suppose que je me détende, je ne me dépars pas de ma rigidité. J'ai bien conscience que je ne devrais pas craindre cet homme, d'autant plus dans ce contexte professionnel. Seulement, ma naïveté m'a menée la vie dure et je ne souhaite pas que ce trait de caractère me fasse défaut à nouveau.

— Je vous en prie, installez-vous. Vous avez rencontré des difficultés vis-à-vis de la cicatrisation ?

— Non, aucune.

— Super ! Qu'est-ce qu'il nous reste donc à faire ? dit-il plus pour lui-même.

Après avoir observé mes poignets, l'homme s'active sous mon regard curieux. Il se munit d'une aiguille semblable à celle de la première séance, puis s'engage à faire la discussion. Je grimace lorsque la pointe rentre en contact avec ma peau. Peu à peu, je m'habitue à ces picotements.

— Vous habitez Londres ? s'intéresse l'artisan, concentré dans sa tâche.

— Non, je vivais à Cambridge. Je viens de Northmoor Green, dans le Somerset.

— Oh, je vois. Vivais ? souligne-t-il par curiosité.

— J'ai rendu mon appartement il y a quelques mois.

— Vous ne vous y plaisiez plus ou c'était simplement la fin de vos études ?

— Disons que j'avais besoin de changer d'air...

FugaceOù les histoires vivent. Découvrez maintenant