II - Tous tombent

317 29 20
                                    

I

Le frère Emmanuel retourna à l'église, encore secoué de ce qu'il venait de voir. Il pressait le pas tandis que le soleil tombait: il avait peur que les ténèbres ne l'engloutissent. En effet, il craignait beaucoup pour sa vie d'ordinaire, mais aujourd'hui la mort d'Edmond renforçait sa peur: elle démontrait que même "les envoyés de Dieu" pouvaient être touchés. Qui avait donc pu être capable d'une telle barbarie? Cela n'avait rien avoir avec un simple vol de brigands. De plus, celui qui avait été capable de mettre Edmond à terre devait être bien plus que robuste: Emmanuel connaissait le gaillard depuis un bout de temps, et il savait qu'il inspirait la peur d'un simple regard, un regard animal, un regard de prédateur.

Il fallait qu'il avertisse tout de suite le cardinal qui se chargerait de prendre les mesures nécessaires. Oui, comme ça tout ira pour le mieux, pas vrai? Mais lui-même en doutait. Très fortement. Il voulait absolument retrouver son lit. Le petit moine accélerrait encore. Il commença à apercevoir le clocher de l'église. Il y était presque. Il se força à encore accélerer. Les rues, très étroites, semblaient l'aspirer. Il se sentait de plus en plus opressé. Le soleil avait presque finit sa lente chute. Il essaya de rester concentré. Après tout, que pouvait-il bien lui arriver de mauvais?

Une main se posa sur son épaule. Il poussa un petit cri suraigü en agitant les mains dans tout les sens.

"Mon frère... Z'allez bien?" fit une voix enfantine. Il reprit son souffle, lentement, puis se tourna vers son "agresseur". Il s'agissait d'un petit garçon, qui se tenait dans l'ombre de la ruelle.

"Que veux-tu mon garçon?", dit-il, d'une voix qu'il voulait ferme, mais qui sembalit bien au contraire légère et fluette.

Le gamin avança une main tremblante, une main pâle et décharnée, couverte de quelques bubons qui couvraient presque entièrement sa main, d'une couleur blanche laiteuse. Il dût réprimer un mouvement de recul. L'enfant malade tourna son poignet et ouvrit la paume.

"Qu'est-ce?" demanda-t-il, ayant retrouvé un peu de confiance.

"Pour vous."

   Le frèrer, perplexe, regarda dans la main du jeune. Il y vit un petit chapelet.

   "Mon fils... Vous en aurez plus besoin que moi, je le pense... Gardez-le". Mais l'enfant resta stoïque, obligeant le père à prendre le petit collier, tout en évitant au maximum le contact avec la peau contaminé. Il porta ensuite la croix à hauteur de ses yeux et l'observa. Elle était en bois, assez simple.

   "Merci", bredouilla-t-il.  L'enfant ne répondit rien. Le moine commençait à prendre peur. Que faisait-il encore dehors, à cette heure si tardive? Il était terrifié.

   Il s'apprêta à repartir lorsque une main le retint par le poignet. Il réprima un nouveau cri, et se tourna de nouveau vers l'enfant. Il faillit hurler. La lumière éclairait à présent le visage de l'enfant. Il était maigre. Trop maigre. Le nez était manquant, laissant seulement deux narines creuses. Mais ses yeux... Ses yeux n'étaient plus que deux points brillants au fond d'orbites creuses. Il remarque avec dégoût qu'un vers se baladait dans l'oeil du gamin. Il était pétrifié.

   Le gosse rapprocha son visage du sien. Le moine était trop terrifié pour bouger. Leurs visages étaient maintenant si proches qu'Emmanuel parvenait à distinguer toutes les cicatrices sur le visage enfantin. Le gamin ouvrit la bouche, et un peu de peau s'arracha de ses joues, tombant sur le froc du prêtre.

   "Emmanuel... Les ténèbres viennent..." ce n'était clairement plus la voix de l'enfant "Les ténèbres viennent... Elles approchent... Mais ce ne sont pas elles que tu dois craindre... Ce que tu dois craindre, c'est ceux qui s'y cachent.".  

   Le petit moine se dégagea et courut. Il avait pu retenir ses cris, mais malheureusement pas sa vessie.

                                                                                               ***

   Gabriel marchait dans le rues qui s'assombrissaient. Il aimait l'odeur de la nuit. La nuit, personne n'est le même. Il sourit: il apercevait une pile de cadavre au loin, entre deux ruelles, et cela tombait bien, il avait justement envie de pisser. Il s'en approcha, et baissa son froc. Il prit son engin à deux mains, puis commença son affaire. Il essaya de remplir la bouche de l'un d'eux avec son urine.

   Il sentit quelqu'un s'approcher. Il ne s'arrêta pas pour autant de pisser. Qui que ce soit, en tout cas, il n'était pas très discret. Une voix de vieillard l'atteignit:

   "Eh vous, que faites-vous ici?

   -Ca ne se voit donc pas assez? Je pisse, messire" cracha-t-il avec autant de condescendance qu'il le pût. Le vieil homme tenta de lui prendre l'épaule, mais Gabriel fût plus rapide et lui prit le poignet, et le vieux hurla de douleur.

   "Espèce de malade! Taré! Fripouille! Lâchez-moi!" cria-t-il.

   "A quoi tu joues, vieil homme? Tu pensais quoi?

   -Lâchez-moi! Lâchez-moi! Salopard! Gredin!"

   Il ressera son étreinte. Le vieux gémit de plus belle. Gabriel passa sa langue sur ses lèvres, puis tordit complètement le poignet du vieil homme dans un craquement sourd. Celui-ci tomba lourdement à terre, et tenta de s'appuyer sur son bras valide. Gabriel remarqua qu'il fixait l'un des corps. Et que ce vieux dingue parlait au macchabé.

   "ô ma Mathilde... Qu'est-ce qu'il t'a fait ma Mathilde... Ne t'inquiète pas... Tu vas bien?"

   C'en devenait pathétique. Gabriel donna un coup de botte au vieux en plein dans les côtes, ce qui le fit retomber à terre. Gabriel se mit à genoux sur lui. Il releva la tête du vieillard, couché sur le ventre à même le sol. Le vieux bredouillait toujours "Mathilde, Mathilde..." à n'en plus finir. Il lui tordit le coup, et dans un craquement sourd et soudain, le flot du vieillard s'arrêta.

   Il se releva. Il avait de nouveau envie de pisser. Et ça tombait bien, il y avait une "latrine" juste devant lui...

De Chair et De SangOù les histoires vivent. Découvrez maintenant