Mbarmaré Maroua / Avril 2005

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La case était misérable. Construite il y'a plus de trente ans en terre battue, le toit en chaume tombait inéluctablement en lambeau et pendouillait lamentablement. Des trous, ci-et-là, longeaient les coins, œuvre des rats qu'on nommait vulgairement ici " rat du nord ". Par saison pluvieuse, chauve-souris et chouettes nichaient sous le toit, désertant provisoirement le grand nimier jouxtant, troublant de leurs cris distinctifs le sommeil de la vieille femme.
La case était fraîche et humide. Depuis des années, l'on s'attendait à ce qu'elle s'écroulât tout simplement, mais elle résistait ; elle résistait encore aux vents, aux pluies, aux tornades qui survenaient parfois ; elle résistait même aux inondations.
La case était débout. Elle était là, défiant toutes les prévisions. Elle avait toujours été là. Aussi longtemps qu'on s'en souvienne.
Goggo Aïssa aussi était là et habitait sa case. Depuis toujours, elle élevait des moutons et les abritait la nuit tombée. Depuis toujours, elle avait aussi ses chats qu'elle choyait inlassablement, et depuis toujours, elle vendait les choses les plus invraisemblables. De celles dont on ne pense jamais, sauf quand on en a urgemment besoin. Alors vite, une pièce à un enfant et l'on se procurait ce sel gemme souverain contre maux de gorge et angines, ce natron nécessaire à la bouillie des jeunes accouchées et mariées, ce tamarin qui soigne à merveille paludisme et constipation et acidule agréablement bouillie de mil ou de maïs.
L'on trouvait de tout chez Goggo Aïssa. Du sésame salé dont raffolaient les enfants, du piment en poudre, de la noix de cola, de la tomate séchée, des arachides grillées...
Goggo Aïssa, assise sous le petit hangar devant sa case, lavait son linge. Elle avait trempé ses deux pagnes le matin et frottait consciencieusement les bords, laissant voguer ses pensées, zigzaguant entre ses souvenirs. Du temps heureux ou malheureux, du temps de sa jeunesse, de son village, de ses aventures, de ses mariages. Elle se remémorait, ressassait ses souvenirs, sans attachement à l'époque, à l'histoire ou aux circonstances. Une phrase répétée des milliers de fois pendant des années scandait douloureusement dans sa tête. Combien d'années ? Elle-même ne saurait le dire. Une phase ? Non plutôt un proverbe peul. De ceux qu'on répète aux enfants désobéissants, de ceux qu'on conseille aux femmes insoumises, aux adolescents rêveurs ou aux vieillards insatisfaits.
" Que celui qui se trouve insatisfait de son état fasse un tour pour observer ".
Non qu'elle regrettât quoi que ce fût, Goggo Aïssa. À quoi bon les regrets ? Peu importe les souffrances et les déceptions, peu importe les douleurs et les frustrations, la vie doit continuer. L'on devrait subsister jusqu'à ce qu'Allah, dans sa grande bonté, décidât de nous délivrer un jour.
Goggo Aïssa frottait son pagne et se souvenait. Le village à une soixantaine de kilomètres. Si proche mais si lointain à la fois. Qui la connaît encore là-bas ? Qui se souvient d'elle ? Depuis combien de temps n'y était-elle pas retournée ? C'était quand au fait la dernière fois ?
La concession parentale. À l'époque, le plus respectable saare ( maison) du village. Et le maayo ( rivière) dont le cours passait si près. Sur sa berge, un tamarinier qui avait si gracieusement prêté son nom au village. Mâyel Djabbi, " la petite rivière au tamarinier ".
Non ! Au village, plus personne ne se souvenait d'elle. Envolée sa jeunesse innocente, décédées ses compagnes d'enfance, dissoute sa beauté légendaire. Tout ce qui faisait son monde avait disparu depuis belle lurette, comme d'un coup de baguette magique. C'était la preuve, Ô Allah, que vivre longtemps n'était pas forcément une bénédiction !
Des bruits de pas lui firent lever la tête. Étrange qu'autant de personnes pénètrent chez elle. Le visage fermé de ses voisins ne laissait présager rien de bon. Que se passait-il ? Son coeur marqua un battement quand elle reconnut Dodo. Elle se leva sans mot dire, vieille et misérable dans son unique pagne, sous les regards dédaigneux des femmes et ceux plus sévères de leurs compagnons.
_ Tu vas recracher immédiatement cet enfant ! Mangeuse d'âmes ! Mistiriijo ! Kaaramaajo ! Deeraajo !
À cette accusation, sa gorge se serra, ses yeux s'emplirent de larmes et, stupéfaite, elle porta une main tremblante sur sa poitrine.
_ D'ailleurs, rendons-nous immédiatement chez le Djaouro ( chef du quartier). Il réglera le problème, fit une femme plus virulente que les autres.
Et flanquée de l'escorte menaçante, sous les cris de ces enfants avec lesquels elle passait ses journées, sous la poussée de ces hommes qui l'avaient accueillie, sous la colère de ces femmes qui depuis des années lui faisaient des confidences et lui demandaient conseil, sous le mépris de tous les résidents de Mbarmaré, Goggo Aïssa s'avança vers son destin. Sous le sort peu enviable d'une accusée de sorcellerie, d'une mangeuse d'âmes, d'une mistiriijo !

 
 

Mistiriijo ( la mangeuse d'âmes)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant