À Mâyel Djabbi, les villageois attendaient avec une impatience exacerbée l'arrivée des premières pluies qui sortiraient enfin le village de la torpeur dans laquelle il s'engourdissait depuis des mois.
La pluie, qui marquerait la nouvelle saison,rafraîchirait l'atmosphère, chasserait l'insoutenable chaleur. La pluie qui nettoierait la poussière des chemins, la cime des arbres, la paille des cases. Cette pluie, annonciatrice des bienfaits divins, qui verdirait la savane jaunie, brûlée par le soleil de plomb, et chasserait toutes les maladies opportunes.
À Mâyel Djabbi comme dans les villages avoisinants, l'arrivée de la saison pluvieuse marquerait le début des festivités. Ce serait le moment idéal pour la célébration des mariages et des circoncisions. Ce serait la saison des travaux champêtres, les seuls qui rythmaient la vie de ce petit village.
L'arrivée de la saison pluvieuse revêtait pour les enfants un tout autre intérêt. Enfin, la rivière renaîtrait. Enfin dans le petit maayo, ils pourraient nager et s'ébattre. Ils pourraient ainsi rester des heures durant, une ligne à la main, se lançant des devinettes pour passer le temps, tout en espérant qu'enfin un poisson morde à l'appât et change le menu quotidien.
Ils pourraient aussi s'évader des heures durant dans la brousse environnante, chassant des petits oiseaux immédiatement déplumés et sommairement braisés sur un feu de bois allumé promptement.
Mais cette année encore, la pluie tant désirée se faisait attendre. Pas un nuage à l'horizon. Pas un souffle de vent. La chaleur, de plus en plus étouffante, ne laissait pas un instant de répit aux villageois. Hommes et animaux cherchaient désespérément l'ombre des arbres. Les enfants, sous épidémie de rougeole, décédaient les uns après les autres. La canicule qui aggravait la fièvre transformait la banale maladie infantile en un redoutable fléau. Aussi redoutable que la méningite et la varicelle réveillées par le même soleil de plomb, ou même la variole destructrice qui sévissait encore.
_ Ce n'est pas la peine d'attendre, déclara Lawan Bouba, une main en visière, scrutant l'horizon. Pas un nuage. Il faut appeler les fidèles à la prière de la pluie.
_ Aujourd'hui ? S'étonna Djaligué son fidèle compagnon.
_ Oui, aujourd'hui. Je m'en vais de ce pas en parler à l'Imam.
La pluie, en s'attardant plus que de raison, bouleversait le rythme inconditionnel des saisons. Il ne fallait point attendre sous peine de compromettre les cultures de l'année entière. Il fallait sans tarder implorer la grâce d'Allah, se rappeler à son bon souvenir...
Comme d'habitude, lors de cette décision capitale, le village tout entier se soumettra au rituel de la prière pour l'imploration divine de la pluie salvatrice.
Comme d'habitude, deux rangs se forment sur le lit asséché du maayo, et les hommes, pieusement, suivront les gestuelles de l'Imam, se lèveront, s'accroupiront et se prosterneront dans une chorégraphie parfaite.
Comme d'habitude, les nuages se formeront quelques temps après, noirciront le ciel, le tonnerre grondera, et enfin, la pluie bienfaitrice, purifiante, tombera.
Comme d'habitude, les enfants formeront une ronde et chanteront à tue-tête la chanson usuelle:
Allah waddu diyam duule ! Amiina Yaa Allah
Corona keewa, tummukon keewa ! Âmiina Yaa Allah
Barka Fatoumata Jaara ! Âmiin Yaa Allah" Allah ! Envoie l'eau des nuages ! Amen Ô Allah !
Que les petites et les grandes calebasses se remplissent ! Amen Ô Allah !
Grâce à la bénédiction de Fatoumata Jaara ! Amen Ô Allah ! "Comme d'habitude, les oiseaux garde-boeufs annonceront la fin de la transhumance et les enfants ivres de joie, les salueront de deux mains à leur passage:
Nyaalel, Nyaalel, hokkam pedeeli
Nyaalel juulde mi hokkite pedeelima..." Oiseaux garde-boeufs, donne-moi des ongles,
Le jour de la fête je te les rendrai... "Puis . . . ils contempleront leurs ongles étonnamment teintés de blanc !
Comme d'habitude, les grands érudits recueilleront les premières gouttes si précieuses à leurs travaux ésotériques.
Comme d'habitude, les femmes s'inquiéteront de la résistance de leur cuisine, fixeront d'un œil las leurs foyers précaires.
Comme d'habitude, les jeunes filles rougiront aux remarques des vieilles femmes sur leurs pubertés amorcées et passeront des heures à tatouer la plante de leurs pieds et de la paume de leurs mains avec un henné sombre, rivalisant d'adresse pour les rendre les plus attrayantes possible.
Comme d'habitude, elles s'enquerront intérieurement si leur tour de rejoindre " leur case " sera pour cette année. La pire des insultes, la pire des malédictions qui pût s'abattre sur une jeune fille serait qu'on la taxât de buriido* ( jeune fille n'arrivant pas à se marier), " la laissée-pour-compte ".
Comme d'habitude, les jeunes femmes libérées provisoirement des liens sacrés du mariage par une répudiation précoce, lorgneront les jeunes hommes, repérant les plus beaux en espérant que ces derniers rivaliseront d'adresse en joutes oratoires et en générosité lors des kiirle* ( soirées de réjouissance, veillées) afin d'obtenir leurs faveurs d'une nuit . . . ou de toute la vie !
Comme d'habitude, les pères de famille discuteront longuement afin de décider à quel moment ensemencer les grains de mil, de sorgho, de maïs et préparer les champs pour la culture de coton.
Ils décideront aussi des prochaines unions à célébrer, des prochains pubères à circoncire et à initier.
Comme d'habitude, Mâyel Djabbi abritera joies et peines de ses habitants. Leurs espoirs comme leurs déceptions, leurs bonheurs comme leurs malheurs, leurs préoccupations comme leurs insouciances, leurs jeunesses comme leurs vieillesses. Leurs naissances comme leurs morts.
Rien de spécial à Mâyel Djabbi. Tout est comme d'habitude. Et la petite fille qui vient de voir le jour dans la concession de Lawan et dont les légers vagissement sont couverts par le bruit du tonnerre, arrive dans un monde réglementé. À Mâyel Djabbi, toutes les destinées se ressemblent. Rien ne laisse prévoir que la vie de celle que l'on prénomma une semaine plus tard Aïssatou Dona sera différente.
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Mistiriijo ( la mangeuse d'âmes)
Non-FictionMistiriijo est un roman de Djaïli Amadou Amal , écrivaine camerounaise. Gogo Aïssa, une attachante sexagénaire est accusée de sorcellerie. C'est une mistiriijo.La communauté se divise, ceux qui croient et ceux qui refusent. Mais qui est donc Gogo Aï...