Prologue

328 12 5
                                    

   L'enfant gémissait, grelottait, une sueur froide recouvrait son corps frêle. La fièvre le terrassait. La pâleur naturelle de sa peau, caractéristique de son apparence éthnique peule virait au jaune. Ses yeux larmoyants brillaient d'une lueur étrange comme possédée. Il grelottait, claquait des dents, émettait de temps à autre des paroles incompréhensibles. Il perdait connaissance, délirait. Sa température atteignait un seuil critique.
   La mère, assise à même le sol dans un coin de la chambre obscure, sanglotait silencieusement, imaginant déjà le pire sans toutefois intégrer dans son esprit embrouillé le scénario catastrophe, tant l'idée en elle-même lui était insupportable. Elle traversait là, la plus épouvante situation qu'une mère pût vivre. Impuissante à aider son enfant, cette partie d'elle-même, sortie de ses entrailles, elle ne pouvait qu'attendre, indéfiniment, que le destin implacable scellât enfin le sort réservé à son petit garçon.
   La grand-mère, le visage noir d'inquiétude, frissonnait, ses mains déjà glacées, essuyant du bout de son pagne ses yeux imbibés de larmes. Elle psalmodiait sourdement des versets coraniques et, de temps à autre, soufflait sur ses mains sèches massant le corps de l'enfant. Sans grande conviction, elle priait, suppliant Allah de préserver son petit-fils. Elle instaurait entre son Dieu et elle, un dialogue muet.
   "Ô Allah ! Pourquoi lui ? Pourquoi pas moi qui suis déjà vieille ? Moi qui ai déjà fait mon temps ?
Ô Allah ! S'il te faut absolument quelqu'un, alors prends-moi et épargne-le...".
   Les voisins solitaires s'étaient réunis. En Afrique, un enfant est celui de tous.
   Moussa est malade. Moussa le gamin adorable qui faisait l'admiration de tous. Le garçon espiègle, ami des grands comme des petits. Moussa aussi doué pour les études scolaires que religieuses. Aussi apprécié de son instituteur que de son mallum. Moussa, aussi passionné de football au quartier que de jeux de combats au  maayo. Moussa était vraiment mal en point et les voisins, agglutinés aussi bien à l'intérieur qu'à l'extérieur de la concession, chuchotaient, spéculant sur toutes les causes possibles et imaginables de l'étrange et subit malaise de l'enfant.
   Un oncle était allé quérir Dodo le guérisseur. C'était une évidence pour tous ! Cette maladie trop mystérieuse et soudaine ne pouvait être soignée à l'hôpital. Cet étrange mal ne saurait en aucun cas trouver remède en la médecine occidentale.
   Quand il reprenait connaissance, Moussa se tortillait encore plus, pleurant, se plaignant : " Mon coeur ! Mon coeur ! ". Le silence se fit subitement. Dodo, en tenue de cérémonie, pénétrait d'un pas rapide et assuré dans la concession, précédé de près par l'oncle dont le visage fermé trahissait l'inquiétude grandissante.
   Dodo était un homme grand, mince, le corps nerveux, le teint d'un noir-foncé. Il portait sur son visage sombre, où les yeux et les dents luisaient d'une blancheur insolite, les scarifications, symboles de sa tribu. Sur toutes ses articulations étaient attachés de multiples gris-gris : rouges, marrons ou noirs, contentant des versets coraniques, des figures ésotériques ou des herbes mystérieuses. Ces gris-gris étaient recouverts de peaux d'animaux, de plumes, ou même d'un simple tissu aux couleurs incertaines.
   À son cou, pendait un collier en dents de félin agencées sur une grossière chaîne en argent, et l'on devinait qu'il était de la caste des chasseurs. Ces hommes qui maîtrisaient les secrets de la brousse et chez lesquels des connaissances ancestrales se transmettaient de génération en génération, lors d'une cérémonie d'initiation.
   Dodo, faisant fi des regards curieux, s'approcha de l'enfant. D'un ton autoritaire, il réclama de la braise qu'une femme s'empressa de lui apporter dans un sarado. Ce petit pot en argile qui sert uniquement à la fumigation des écorces médicamenteuses et de l'encens purificateur. Il extirpa de son sac qu'il portait en bandoulière, taillé grossièrement dans un cuir froissé par le temps et dont la couleur indéfinissable tirait sur le jaune sale ou le marron clair, de multiples paquets d'herbes et d'écorces emballés dans des tissus d'un autre âge.
   Détachant précautionneusement l'un de ces paquets, il prît, entre ses doigts secs et rabougris, d'une pincée de poudre rouge qu'il dispersa sans cérémonie sur la braise incandescente. Aussitôt, une odeur âcre envahit la chambre et une fumée noire, piquante, insoutenable qui faisait tousser et rougir les yeux s'enlèva dans l'air. L'atmosphère dans la case devint suffocante.
   L'enfant gémit, toussota, eut du mal à respirer. Dodo, calmement, sortit une autre plante. Ce gaadal, comme on nomme vulgairement ici cette espèce de végétal, détient une place certaine dans la pharmacopée traditionnelle. C'est une plante géophyte très rare qu'on ne trouve que dans une certaine brousse, à une certaine période, près d'une certaine tanière, où ne survivent que certains animaux, expliqua-t-il fièrement à l'assemblée craintive et admirative.
   Il frictionna le corps de l'enfant de cette plante grasse et affirma d'un ton grave et assuré :
   _ C'est l'œuvre d'un mistiirijo ! Un sorcier mangeur d'âmes.
   Le même cri de stupeur s'échappa de toutes les bouches. La même réplique indignée.
   _ Un sorcier ? Un mistiriijo ? Pauvre Moussa !
   Dodo continua, ravi de l'intérêt de son auditoire :
   _ Avec ce gaadal, il ira mieux et prononcera le nom de son bourreau. Ce n'est rien, ne vous inquiétez pas. Il sera sauvé ! Il suffit juste d'identifier ce mistiriijo et je ferai le reste.
   L'enfant, maintenant dans une léthargie complète, ne bougeait presque plus. De temps à autre, il ouvrait des yeux larmoyants de fièvre sur un regard aveugle. Un regard déjà parti vers un autre monde. Toutes les oreilles étaient tendues vers ses lèvres. Son salut dépendait de sa faculté à dénoncer le sorcier. Un nom. Juste un nom. Le nom du sorcier ou de la sorcière. Le nom du mangeur d'âmes, inconnu peut-être, ou même habitant du quartier. Le nom du dangereux, de l'assassin. Le nom du mistiriijo.
   Les regards oscillaient de l'enfant au guérisseur. C'est à peine si l'on ne suppliait pas inconsciemment ce dernier. Dodo devenait presque le faiseur de miracle. Celui qui avait posé le diagnostic exact sur la mystérieuse maladie dont souffrait Moussa, et qui, par conséquent, saurait apporter remède. Et puis, si ce mistiriijo avait pu manger Moussa, alors tous les enfants du quartier étaient inévitablement en danger, car se disait-on, après Moussa, il récidivera et se trouvera une autre victime...
   Il récidivera c'est sûr !
   Moussa recommença à s'agiter, à réciter ses leçons de classe, à psalmodier des bribes du Coran. Il délirait, se croyant à l'école : " oui Monsieur, non Monsieur ". Il se voyait jouer au foot, et parmi cet amas de mots incompréhensibles, un nom prononcé d'une voix étonnamment claire. Un nom sans aucun doute possible : Goggo Aïssa.
   Un soupir de soulagement dégonfla les poitrines oppressés. La sorcière était démasquée. Une lueur de panique aussi. Elle habitait le quartier. Elle était l'une des leurs, et depuis toujours, tous les enfants du quartier se ressemblaient et jouaient auprès d'elle.
   Goggo Aïssa ? La mère et la grand-mère de Moussa jetèrent un regard chargé de reproche au père qui baissa la tête, accablé. N'était-ce pas lui après tout qui avait introduit cette femme ? Cette étrangère, on s'en souvenait maintenant, au sein de la famille et du quartier ?
   Goggo Aïssa ? C'est elle la sorcière ? C'est elle la mangeuse d'âmes ?
   Toutes les personnes présentes avaient du mal à assimiler cette information tant elle leur paraissait incroyable.
   _ Goggo Aïssa a mangé Moussa ?
   _ Goggo Aïssa qu'on connaît si bien ?
   _ Goggo Aïssa du quartier ?
   _ La Goggo Aïssa qui paraît innocente ?
   _ Notre Goggo Aïssa ? Questionna étonné un enfant intrépide.
   Et le voisinage tout entier se prépara à la bataille. Bien sûr que Goggo Aïssa avait mangé Moussa. Dodo ne pouvait se tromper. Bien sûr qu'elle était coupable, Moussa l'avait clairement citée. Bien sûr que c'est une mistiriijo. Tous les signes le confirmaient.
   Maintenant, elle va devoir le recracher...



Mistiriijo ( la mangeuse d'âmes)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant