Nouvelle - Thé à l'amante

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Respire. Respire, respire, respire. Il faut que je m'applique à sentir l'air entrer par mes narines, descendre vers ma trachée, avant de continuer son chemin jusqu'à alimenter mes organes en oxygène ; et au retour, je dois imaginer, ou plutôt concevoir ?, le dioxyde de carbone longuement ressortir par mes lèvres. Dessers ta cravate, cela fera plus naturel ; pourquoi diable ai-je absolument voulu en porter une noire ?, ce n'est certainement pas assez joyeux, je dois avoir l'air d'une personne revenant d'un entretien d'embauche - ou pire, d'un enterrement, ce qui risque de lui déplaire ; oh oui, je le crains, je le pressens, elle va détester ma tenue, elle va me haïr à l'instant même où ses pas franchiront la porte du café, il ne peut en être autrement, c'est inéluctable. Je dois absolument me calmer, sinon tout va mal se passer ; en vérité je crois qu'il est désormais trop tard, il est tout à fait assuré que tout se passe effectivement mal, il est tout à fait impossible qu'un quelconque événement se déroule comme je le souhaiterais. Trop tard, trop tard, trop tard. TROP TARD, TROP TARD, TROP TARD. Arrête de crier, je n'arrive pas même à entendre correctement le fond sonore de cet endroit.

Je veux partir d'ici, on étouffe dans ce pseudo salon de thé, quelqu'un a-t-il eu l'audace de mettre le chauffage ? En quelle saison sommes-nous déjà ? Je ne sais pas, je ne sais plus. Je dois fuir, loin, vite !, c'est une urgence, non pire, c'est une question de vie ou de mort - ou peut-être pas, mais, dans ce cas, pourquoi est-ce que je suis incapable de me sentir en sécurité dans cet endroit maudit ? Arrête de froncer les sourcils, tout le monde va te voir, tout le monde va te juger ; ils me regardent déjà, elles me scrutent, iels observent le moindre de mes faits et gestes. Je n'ose pas imaginer comment je vais me sentir dans deux heures, quand nous serons au gala ; pourquoi ai-je accepté ?, cela n'a aucun sens, je n'aurais jamais du lui proposer que nous nous y rendions ensemble, tout le monde va avoir pitié de moi, et encore, ce serait un scénario bien optimiste, tout le monde va rire de moi ; il est peut-être encore temps de tout arrêter, avant que cela ne s'empire, avant que le monde ne s'écroule ? Je me déteste.

Non, tout est normal, je comprends, c'est une simple réaction qui m'est totalement habituelle, je devrais savoir la gérer. Mon anxiété revient, mes pensées dérivent à nouveau ; quel était le conseil évident et agaçant que ma thérapeute me répétait ? Respirer, il ne faut pas oublier de respirer ; est-ce que je suis en train de respirer ?, je suis en train de respirer. Je devrais bien me souvenir d'une autre idée, et puis j'ai toujours des idées, cela ne devrait pas m'être absolument hors de portée. Après tout, ce premier rencard n'est qu'un simple petit café - ou un thé, je ne sais pas, est-ce qu'elle boit du café, du thé, du chocolat chaud ? ; je pense qu'il est un peu tôt pour une bière, enfin, ce n'est pas à moi de juger sa boisson de toute façon ; et si elle ne boit rien ?, la situation risque de devenir terriblement gênante ; je devrais la laisser commander en premier, pour que rien ne soit laissé au hasard, mais cette solution est sans doute horriblement bizarre, elle va forcément me trouver étrange, et encore, si ce n'était que cela...

1, 2, 3, 4, 5. Respire. 5... Respire. 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, je ne sais plus. Recommence. 1, 2, 1, 2, 3, 4, 5, 6. 1, 1, 1, 1, 1, 1. C'est n'importe quoi, rien ne fonctionne, il n'y a aucun espoir pour la pauvre loque que je suis. 1, 2, 3, 4. Concentre-toi, bon sang, pourquoi est-ce aussi difficile ?, j'ai pourtant appris à compter à trois ans. 1, 2, 3. J'en ai marre, peut-être que je devrais arrêter de reprendre sans cesse depuis le début, c'est stupide et cela m'empêche d'avancer. 6, 7, 8, 9. Cela mène-t-il même quelque part ? 9. Y a-t-il vraiment quelque chose ensuite ? Je n'ai pas envie de passer à la dizaine suivante, c'est que c'est plutôt effrayant ; je n'aurais pas du m'éloigner des premiers chiffres, je vais recommencer. 1, 2. Pourquoi ne compté-je jamais le 0 ? 0. C'est vrai que le 0 est aussi très délicat à quitter, bon. 1, 2, 3, 4, 5. Je vais y arriver.

Thé à l'amanteOù les histoires vivent. Découvrez maintenant