CHAPITRE 1 :

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Sanatorium Silence Lake, 1949.

A l'époque, si on m'avait dit que je visiterai le Kentucky un jour, j'aurais sûrement pensé que ce serait pour visiter la maison de Thomas Edison, le lieu de naissance d'Abraham Lincoln ou encore, pour faire un tour dans toutes les distilleries du coin. Mais il était qu'aujourd'hui, le jeudi 13 janvier 1949, tout est loin d'être une situation normale. C'est une année où le mois de février comporte 28 jours, Noël tombe un dimanche et la seule chose correcte, c'est qu'il y a malheureusement toujours 12 mois dans l'année. Ce sont là les seules normalités de ma vie.
Le vieux fourgon quitte le centre de détention et s'engage sur les routes sinueuses menant à l'état du Kentucky. Je suis la seule détenue à être transférée dans un établissement qui traite les maladies psychologiques. Le médecin qui me suivait pendant mon incarcération a jugé bon de m'envoyer à Silence Lake car selon lui «c'était la seule issue». Tu parles d'une issue ...
On a donc quitté le pénitencier d'Atlanta pour prendre la route vers Louisville.
Le trajet a été d'un calme interminable. Les seuls sons étaient le grésillement de la radio et les pneus en contact avec le bitume.

**

Derrière de grands sapins, j'aperçois les hautes grilles de fer à côté desquelles, se tiens un homme vêtu d'une veste noire pleine de boutons et un képi de la même couleur. Derrière ces fameuses grilles, se trouve une longue allée et à son bout, il y a un porche avec deux colonnes de briques, l'entrée est bien là.
Le sanatorium se tient juste devant moi, majestueux mais terrifiant avec ses grandes fenêtres à croisillons. C'est un énorme bâtiment fait de pierres avec un toit en voûte composé de tuiles rouges qui se termine en pointe. Le lierre qui grimpe sur les murs témoigne de son ancienneté. L'odeur des sapins est si agréable, je me sens plus libre que jamais en marchant sur les graviers qui nous mènent au gardien.
On se présente auprès de l'homme de la grille, qui vérifie sa liste et fini par nous laissons entrer en nous indiquant la réception. Nul besoin de tant d'explications alors qu'un panneau indique l'entrée.

Une fois à l'intérieur je me rends compte de l'immensité du bâtiment. Le sol est en damier et les murs du hall sont d'un vert pistache. En face de nous la secrétaire nous salue. Elle est blonde décolorée, un bon soixante ans bien tassé, un haut rouge décolleté jusqu'au nombril qui offre une vue sur son énorme poitrine défraîchie qui laisse vraiment à désirer. J'observe sur ma droite un long couloir dont je ne vois pas la fin, avec une dizaine de portes sur la gauche et de grandes fenêtres sur la droite. Je me retourne pour observer ce qui se trouve à ma gauche et il semble que c'est exactement le même couloir qu'à droite. On dirait que tout est symétrique.
D'un coup, un fracas retentit sur ma gauche et une femme habillée d'une robe blanche, décoiffée jaillit d'une des portes en hurlant. Tout le monde est surpris voire effrayé. La secrétaire nous sourit,   «Ce n'est qu'une patiente atteinte de la rage qui refuse son traitement, n'ayez pas peur. »

Les médecins ne mettent que quelques secondes avant de l'attraper. Tout s'est déroulé très rapidement. Ils passent tous les trois devant moi, tenant la fille par les bras. Elle me fixe et dit d'une voix suffocante «Ne l'écoute pas. Ne l'écoute pas. Ne l'écoute pas. » en boucle, jusqu'au bout du couloir. Ses sons ne parvenaient plus à mes oreilles dès la moitié de celui-ci, vu la longueur. Seule sa bouche s'animait, ne montrant aucun bruits perceptibles. L'agent qui m'accompagne depuis Atlanta fait des yeux ronds, probablement choqué par la scène à laquelle nous venons d'assister. Il finit par fournir une tonne de papiers à la secrétaire avant de me laisser avec deux hommes, vêtus de blanc eux aussi, que je ne connais pas. Je n'y porte pas vraiment attention parce que je fixe la porte d'où est sortie la jeune femme. Cet endroit retient mon attention, par la porte entre-ouverte j'aperçois des néons clignotants et un sol salit par je ne sais quelles substances.
Les deux hommes me demandent de m'asseoir sur un fauteuil roulant où ils m'attachent d'une sangle pour je citer, «éviter tous débordements» et parce que «c'est la procédure». Nous partons en direction du couloir de gauche. J'en profite pour regarder cette pièce mystérieuse au passage, mais je n'ai aperçu qu'une table en fer avant qu'un autre homme présent dans la pièce, qui a croisé mon regard observateur, ne ferme la porte violemment.

Les deux hommes n'ont pas l'air très sympathiques, le plus grand des deux à une cicatrice dans le sourcil gauche, c'est un homme d'une grande carrure, un air sévère et les coins de la bouche qui tombent. Le second lui est plus petit, brun, tout maigrichon mais il a l'air plus gentil que le premier. C'est sûrement la cicatrice qui lui donne ce faux air méchant. Ils ont discuté entre eux et ne s'occupent même pas de ma présence. Ils rigolent à propos de la femme du plus petit qui aurait piqué une colère hier soir après qu'il soit revenu du bar à une heure indue. Je n'y prête plus vraiment attention parce que le couloir me semble encore plus longtemps qu'il ne l'est réellement à écouter ces idiots parler. A droite, puis encore à droite. Visiblement le sanatorium est composé de plusieurs ailes qui forment à elles toutes un carré en leurs centre. J'observe sur ma droite les grandes fenêtres poussiéreuses et j'aperçois à travers celles-ci ce qui semble être une cour ou un jardin avec des sapins. Il y a des sapins partout ici. J'espère que nous avons des autorisations de sortie comme en prison.


En me baladant, dans ces couloirs interminables, j'entends des cris provenant de derrière les portes. "Bienvenue chez les fous", me dis-je à moi-même, "ma nouvelle demeure dès à présent". Les couloirs sont déserts, on y croise un banc tous les dix mètres environs, mais personne n'est assis dessus. Je suis fasciné par les lustres en bois de cerf accrochés sur le plafond. Ça donne un style vintage à cet endroit et, il n'est plus seulement vieux, on pourrait presque croire qu'ils l'ont fait exprès. En arrivant dans le dernier couloir je vois deux femmes, des infirmières, qui attendent devant une porte. Évidemment c'est ici que l'on s'arrête. Moi qui ne craint personne, je ne suis plus du tout à l'aise à présent. Elles me regardent toutes les deux d'un air sévère et l'homme à la cicatrice m'a dit d'un ton sec : «Patient LL568SLS voici ta chambre. »
On ne m'appelle même pas par mon prénom mais par une suite de chiffres dont j'ignore la signification. J'espère que ce n'est pas mon degrés de folie, parce qu'ils ont oublié une bonne dizaine de zéros derrière le 568.

On entre dans la petite pièce sombre, suivis des deux infirmières. On m'assois sur le lit et une des deux femmes s'approche de moi avec une aiguille dégoulinante d'un produit bizarre. Comme sortie tout droit d'une histoire d'horreur, je vois cette infirmière s'approcher de plus en plus près de moi sans pouvoir me débattre ou empêcher ce produit de pénétrer mes veines. Mon corps était saint jusqu'à aujourd'hui, je me forçais a me purifier pour me tenir loin de toutes les maladies, mais dans cet établissement ils ne connaissaient sûrement pas le bien être de soi. Elle me donne une paire de lunettes de soleil avant d'ajouter « Nous allons t'injecter un puissant somnifère pour te retirer la camisole en sécurité, ensuite, d'autres infirmières vont te faire passer une dizaine de tests le temps que tu dormiras. Histoire de vérifier que tu ne nous ramène pas la tuberculose ou une autre de ces saloperies. Et pour les lunettes, assure toi de les garder sur le nez si tu ne veux pas d'ennuis avec les autres, c'est la règle numéro 2 de Silent Lake. »
Elle me pique alors violemment le bras. Aucune humanité chez ces femmes. Je me force à garder les yeux ouverts pendant les quelques secondes qui suivent l'injection, mais j'ai les paupières beaucoup trop lourdes. Je vois les infirmières et les brancardiers quitter la pièce. Je me passe la Symphonie numéro 9 de Beethoven en tête, comme si la mélodie sortait d'un tourne disque. Ça me détend et je finis par fermer les yeux malgré moi.
Les prochaines et dernières années de ma vie vont être longues, très longues.

Silent LakeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant