Chapitre 10 : Guerre

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Quand vous entendrez parler de guerres et de bruits de guerres, ne soyez pas troublés, car il faut que ces choses arrivent. Mais ce ne sera pas encore la fin. Une nation s'élèvera contre une nation, et un royaume contre un royaume ; il y aura des tremblements de terre en divers lieux, il y aura des famines. Ce ne sera que le commencement des douleurs....

- Évangile selon Marc, 13:7,8


Assise au sommet d'un tas de cadavres, Marion souriait. Elle souriait à ce fabuleux destin qui était le sien, ce destin qui lui avait permis d'assouvir sa vengeance, et bien plus encore. Pourtant, cette destinée qu'elle embrassait aujourd'hui, elle l'avait maudite dès son plus jeune âge.
Marion était née en France d'un père palestinien, Malik, et d'une mère israélienne, Hannah. Un couple peu commun, voire rarissime, à une époque où les deux pays étaient déjà engagés de longue date dans une lutte farouche. Pourtant, cela n'avait en rien empêché Malik et Hannah de s'aimer, ni de se marier à la mairie de Courbevoie. Très peu d'invités avaient été conviés à ce mariage, et aucun des membres de la famille directe du couple n'était présent parmi eux. Et pour cause, aucun d'entre eux n'était au courant de ce qui se passait en France. S'ils l'avaient appris, ils auraient sans nul doute tenté d'empêcher l'union de ces Roméo & Juliette des temps modernes.

Quelques années après ce mariage était née Marion. Un magnifique bébé, avec une particularité rare : elle avait les yeux vairons. Un œil vert, qui lui venait de sa mère, et un œil marron clair, hérité de son père.
Au départ, Malik voulait un prénom arabe, et Hannah un prénom juif. Pour trancher la poire en deux, ils avaient finalement décidé de lui donner un prénom français.
Pendant trois ans, la petite famille était restée en France, où ils avaient vécu une vie modeste et simple. Trois années au terme desquelles Marion avait grandi et était devenu une petite fille espiègle, aux cheveux bruns et bouclés.
Mais le jour où Hannah avait reçu un appel de sa famille en provenance directe de l'Israël, leur vie avait basculé. Les parents de celles-ci venaient de décéder dans un grave accident de voiture, laissant derrière eux une grande villa et une entreprise de prêt-à-porter florissante, désormais sans patron pour la diriger. Hannah étant fille unique, ces propriétés lui revenaient de droit.

Pour la petite famille, qui vivait dans un modeste appartement de 40 m², c'était l'opportunité rêvée d'améliorer leur niveau de vie de manière exponentielle. Mais pour cela, il fallait aller vivre en Israël, et cela posait beaucoup de problèmes. Qui là-bas, accepterait le fait qu'Hannah se soit mariée à un palestinien ? Et Malik, comment pourrait-il supporter de vivre en cachant ses origines ?
Après des jours de réflexions, ils avaient finalement décidé de sauter le pas, et de partir s'installer là-bas. Ils s'étaient mis d'accord sur le fait de garder secrètes les origines de Malik. Par ailleurs, celui-ci s'était résolu au fait qu'il ne pourrait plus aller voir sa famille, sous peine de risquer d'éventer son secret.

Ils avaient ainsi déménagé dans cette grande villa située au nord-ouest du pays, belle et luxueuse. Ladite villa possédait cependant un point négatif, et pas des moindres : elle était extrêmement proche de la bande de Gaza.
Ce territoire était constamment en guerre. C'était là que la rivalité entre palestiniens et israéliens atteignait son paroxysme et le summum de sa violence, bien plus que dans n'importe quelle autre zone du pays.
Pourtant, comme pour adresser une provocation aux palestiniens voire au conflit en lui-même, les parents d'Hannah avaient fait construire cette villa dont le terrain s'étalait jusqu'à la barrière de sécurité qui séparait le territoire palestinien de celui appartenant à Israël. Ils étaient même fiers de pouvoir dire qu'une partie de leur terrain était en Palestine, et affirmaient à qui voulait bien l'entendre qu'avant la construction du mur qui clôturait le terrain, la frontière palestinienne était située à peine à quelques centimètres au nord du puits qui ornait le jardin, et qu'ils avaient fait construire la barrière de façon à ce que celui-ci englobe un petit bout de la Palestine. De ce fait, toute la partie du jardin située entre le puits et la barrière était palestinienne. Il était donc possible de se coucher sur le gazon en ayant la tête en Palestine et les jambes en Israël.
Connaissant cette histoire, Hannah avait décidé, comme un symbole, de planter un arbre là où était censée se trouver la frontière. Elle avait dit à Marion que cet arbre était comme elle. Il était à la fois palestinien et israélien. Ses racines puisaient dans plusieurs cultures, ce qui faisait sa force.

Leur nouvelle vie avait donc commencé, à des années-lumière de la situation qui était la leur à peine quelques mois plus tôt. Et pour cause, ils étaient passés de simplicité et modestie à luxe et opulence, le tout en un laps de temps ridicule. Pour couronner le tout, l'entreprise dont Hannah et Malik étaient maintenant les patrons n'avait cessé de croître dès lors qu'ils l'avaient prise en main, et leur luxueuse demeure, endroit idéal pour vivre, comblait leur petite fille.
Ils avaient d'ailleurs dépensé sans compter pour sécuriser leur maison, au vu de la proximité des échanges entre les armées rivales. Très vite, elle était devenue une véritable forteresse, imprenable.
Quant à Marion, elle avait commencé à aller à l'école peu de temps après la fin de l'emménagement, comme une petite fille normale. C'était une élève brillante, en avance sur son âge. Elle apprenait l'hébreu à l'école, mais à la maison, son père lui enseignait aussi l'arabe, en plus du français qu'ils continuaient à parler dans le cadre familial.
Elle apprenait, jouait et riait avec les autres enfants. Mais au fur et à mesure qu'elle grandissait, elle avait eu de plus en plus de mal à supporter les propos que pouvaient tenir ses camarades. Les enfants étaient conditionnés dès leur plus jeune âge à haïr les Palestiniens, à les traiter comme des terroristes et des parias.

Ses parents lui avaient toujours interdit de dévoiler les origines de son père. Ils lui avaient expliqué que si elle en parlait, leur famille pourrait être en danger. Et elle avait gardé le secret tant bien que mal. Elle avait serré le poing et grincé des dents quand ses camarades insultaient les palestiniens et de ce fait, son père. Elle avait retenu sa rage quand ils osaient dire qu'il fallait tous les massacrer. Mais pour une fille de son âge, c'en était trop. C'était un secret trop lourd à porter et inéluctablement, elle avait fini par commettre l'erreur de sa vie.
Alors que l'un de ses camarades vantait les mérites de l'armée israélienne et affirmait que chaque palestinien était mauvais et devait de ce fait être exterminé, elle s'était jetée sur lui, folle de rage, et l'avait roué de coups en criant :
"Mon papa est palestinien, et c'est le meilleur papa au monde !"
Le secret avait ainsi été éventé, et la rumeur s'était répandue de plus en plus chaque jour, jusqu'à traverser la frontière.

Malik, qui se disait égyptien, était-il en fait palestinien ?
Hannah s'était-elle mariée à un palestinien ?

Marion s'en était terriblement voulu d'avoir révélé le secret de ses parents. Mais ceux-ci l'avaient vite pardonnée, ayant conscience que le poids d'un tel secret était bien trop lourd pour les épaules de leur fille. Ils n'avaient eu de cesse de démentir les rumeurs, et au bout d'un moment, n'avaient plus entendu parler de celles-ci. Ils s'étaient alors de nouveau sentis à l'abri, d'autant plus qu'ils vivaient dans une véritable forteresse.
Des mois avaient passé, et leur vie avait repris son cours, leur faisant presque oublier cet événement. Marion s'était jurée de contenir sa colère à l'avenir, et avait promis à ses parents qu'elle ne commettrait plus d'erreur.

Mais un beau jour, sur le chemin du retour de l'école, un homme, se présentant comme un oncle venu de Palestine, s'était approché d'elle.
C'était la première fois qu'elle rencontrait un membre de sa famille paternelle. Bien sûr, elle s'était d'abord montrée méfiante, mais cet homme lui avait montré des photos sur lesquelles il se tenait au côté de son père, les deux riant comme des frères. Et il savait des choses que seul quelqu'un de la famille de Malik pouvait savoir.
C'était bel et bien son oncle. Elle était ravie de le rencontrer, mais elle l'était encore plus à l'idée que son père sauterait sûrement de joie en revoyant son frère. Ce dernier avait effectivement affirmé à la petite qu'il souffrait terriblement de ne plus pouvoir parler à Malik, depuis que ce dernier avait fondé une famille et s'était installé en Israël.

Elle avait directement proposé de le conduire à ses parents, mais l'homme avait refusé, préférant que la petite vienne lui ouvrir les portes de la villa le soir venu pour éviter que quelqu'un ne le voie. Il a affirmé qu'au vu de son appartenance, il était préférable de faire profil bas aussi près de la frontière.
Le soir venu, comme prévu, Marion était venue retrouver son oncle, qui l'attendait de l'autre côté des portes sécurisées. Lorsqu'il l'avait aperçue, un grand sourire était apparu sur son visage. Tout en le lui rendant, la petite avait ouvert la porte avec excitation, impatiente de faire la surprise à son père.
Mais alors que le battant s'était déverrouillé, l'expression sur le visage de l'homme avait changé. Son sourire s'était effacé, laissant la place à une expression neutre. Une expression froide, calculatrice.
Ce fut alors que Marion avait réalisé qu'il n'était pas venu seul.
Plusieurs hommes, jusqu'alors cachés derrière les arbres qui entouraient la propriété, s'étaient précipités dans l'enceinte de la villa. Certains semblaient être israéliens, mais d'autres ressemblaient davantage à son père et à son oncle.
Ce dernier avait pris la fillette par les cheveux, et l'avait traînée jusque devant la porte principale de la maison. Marion avait crié de douleur, pleurant et implorant pour qu'il la lâche.
Son oncle avait ignoré ses suppliques, et s'était planté devant le perron, hurlant à ses parents de sortir sur-le-champ, sans quoi il tuerait leur fille.

Malik et Hannah s'étaient précipités à l'extérieur, et s'étaient figés à la vue des importuns qui avaient investi leur propriété. Il s'agissait de leurs familles respectives.
Oncles, cousins, frères... Ils étaient là, dans leur jardin. Levant les yeux vers son frère aîné, qui tenait sa fille par les cheveux, Malik s'était précipité vers lui.
Celui-ci avait aussitôt sorti un pistolet de sa veste et lui avait tiré dans la jambe, lui arrachant un hurlement en le faisant tomber lourdement au sol.

Il s'était alors avancé vers lui et lui avait expliqué qu'il avait eu vent d'une rumeur selon laquelle une famille venant de France s'était installée de l'autre côté de la frontière. Et que celle-ci était composée d'un homme palestinien et d'une femme israélienne.
Il ne pouvait pas en croire ses oreilles. Comment un palestinien avait-il pu se marier à une ennemie de son peuple ? Il fallait absolument qu'il traverse la frontière pour venir donner une leçon à ce traître parmi les traîtres.
Mais il ne s'attendait pas à ce que le félon soit son petit frère lui-même, qu'il croyait encore en France. Son propre sang, qui avait déshonoré sa famille en pactisant avec l'ennemi. Ce n'était plus une leçon qu'il allait donner. Il allait en faire un exemple
Ironiquement, il avait, pour un soir, lui aussi décidé de s'allier à l'ennemi, car le sentiment qu'il éprouvait vis-à-vis de son frère, était le même que celui que la famille d'Hannah ressentait à l'égard de cette dernière. Une alliance improbable entre palestiniens et israéliens était alors née pour mettre à exécution la vendetta envers Malik et Hannah.

Ils avaient emmené le couple au fond du leur terrain, là où l'arbre qu'ils avaient planté avait poussé. C'était maintenant un tronc fort et robuste, comme ils l'avaient espéré.
Ignorant leurs suppliques, l'improbable alliance avait passé une corde autour du cou de chacun des deux époux, et les avaient pendus sans autre forme de procès, du côté de la frontière correspondant à leur pays natal. Ainsi, chaque famille avait pu se faire justice sur son propre sol. Malik avait été pendu du côté palestinien, et Hannah du côté israélien. Tout s'était déroulé devant les yeux de Marion, qui assistait, impuissante et larmoyante, au meurtre de ses parents.
Ils avaient ensuite longtemps débattu du sort de la petite fille. Ils étaient partagés, car même si le sang des félons coulait dans ses veines, un sang impur et contre-nature, elle appartenait un petit peu aux deux peuples. Ils avaient donc, d'un commun accord, décidé de la laisser en vie. De toute façon, sans parents ni famille, elle n'allait pas vivre très longtemps.

Puis, ils étaient chacun repartis de leur côté, mettant fin à cette alliance d'un soir.
Marion était restée plusieurs heures assise contre l'arbre qui avait été plantée en son honneur, regardant les corps de ses parents qui se balançaient au bout d'une corde devant ses yeux.
C'était sa faute. C'était elle qui avait révélé leur secret.
C'était elle qui les avait tués. Elle avait hurlé. Elle avait pleuré.
Elle avait maudit son destin.
Comme elle était incapable de descendre ses parents de l'arbre pour les enterrer, elle avait préféré partir en les laissant là. Elle s'était dirigée vers Jérusalem, ou elle avait débuté sa vie de mendiante.
Elle avait grandi dans la rue, vivant au jour le jour, quémandant de la nourriture et faisant de son mieux pour survivre.
Du moins, jusqu'à ce qu'elle fasse la rencontre qui allait chambouler sa vie. Alors qu'elle faisait la manche, un homme s'était approché d'elle, et lui avait donné un billet, avant de lui proposer d'être son interprète.
Cet homme s'appelait Edgar.

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