Un pianiste à Varsovie

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Il y a trois ans, Thomas t'avait offert des places pour le Concours Chopin. Finalement vous n'irez pas ensemble, mais peu importe... Ce train t'avais déposée à Varsovie, et la finale commençait. Et tu avais ton entrée. Alors tu t'es rendue dans cette salle. Et tu as assisté aux prestations qui s'enchaînaient. 12 noms, 12 pianistes qui t'ont un à un brisé le cœur. Les candidats n'avaient le choix qu'entre deux morceaux pour cette finale. Le concerto pour piano n°1, et le concerto pour piano n°2. Presque tous avaient choisi le concerto n°1. Évidemment, te disais-tu... Il était bien plus éclatant. Il nécessitait un orchestre immense, il était plus... grandiose. Et peut-être avait-on peur de ne jamais devenir n°1 en choisissant le n°2. Mais lui... non.

Il était le 6e à passer. En somme ce n'était pas un chiffre si important... Il n'était pas dans les 5 premiers. Pas dans les trois derniers. Il n'était pas le 10e. Ni le 7e, ce chiffre que tu affectionnais tant. Il semblait devoir se faire oublier du concours, après être pourtant arrivé jusqu'en finale. Et pourtant il avait quelque chose de particulier. Après avoir 5 fois entendu le concerto n°1, et t'être rendue compte que les 6 suivants le joueraient aussi, tu étais presque prête à quitter la salle et pourtant... Lui avait choisi le n°2. Il était le seul. Alors pour toi il n'y avait que deux raisons... Il ne se sentait pas prêt à relever le défi que représentait le premier, ou il sentait au fond de lui qu'il était capable de transcender la salle en offrant une interprétation bouleversante du n°2. Après quelques secondes, tu as compris. C'était incontestablement pour la 2e raison.

Ces mains t'ont transportées loin de Varsovie, dans la campagne polonaise que tu n'avais pourtant jamais vue, Varsovie étant ta seule escale dans le pays nordique au lourd passé. Tu avais les larmes aux yeux. Un instant, tu as pensé à Thomas. Un instant seulement. Pour la première fois depuis que tu étais montée dans ce train, il n'a fait qu'une simple escale dans ton esprit avant de s'en aller, te laissant toute entière offerte à cet inconnu, qui t'ensorcelait. L'orchestre semblait tout autant transporté que toi, le chef était comme obnubilé par le pianiste, tant qu'il semblait ne même plus regarder l'orchestre, qui ne le regardait plus non plus.Tu pleurais, oui. Tu pleurais. Cet homme t'avait enlevée, et tu volais avec lui au dessus des neiges éternelles. Pourtant, autour de toi, les personnes du public ne semblaient pas se préoccuper de la magie qui leur était offerte, comme si ce trouble, tu étais seule à le ressentir. Apparemment ce pianiste était allemand. Mais ceux qui t'entouraient chuchotaient, et ne semblaient n'avoir que le nom du polonais passé juste avant aux lèvres. Alors tu étais vraiment seule ?

Tu es restée pour l'annonce des résultats. Le bel allemand n'a pas été retenu. Il a été le premier appelé dans ceux qui ne l'était pas. Tu as croisé son regard. Tu as baissé les yeux, mais pas lui. Te regardant toujours, il a quitté le théâtre sans répondre aux questions des médias allemands qui l'attendaient, cherchant à capter la moindre larme, la simple marque de déception sur son visage. Tu sortis par la grande porte, lui par une porte dérobée, comme pour renverser l'ordre habituel des choses.

Vous vous êtes retrouvés dans une rue éclairée, avec autour de vous les regards émerveillés des quelques curieux qui contemplaient la philharmonie de Varsovie. Ton aimant, car c'est ce qu'il semblait être, ne semblait attirer aucun regard, lui qui était pourtant finaliste de l'un des plus prestigieux concours du monde. Il avait l'air de t'attendre, et tu as donc pressé le pas, émerveillée, angoissée, attirée irrésistiblement par le musicien. Il a fait signe à un taxi de s'arrêter, t'as ouvert la porte, t'as regardée. Tu ne sais pas pourquoi, mais tu es montée dans la voiture, l'a regardé s'asseoir à côté de toi, fermer la portière, et dire dans un mauvais anglais ce que tu crus reconnaître comme l'adresse d'un hôtel.

Arrivé à l'entrée du grand hôtel, il s'est tourné vers toi, et t'as demandé "Deutshe ?" Tu lui as répondu la seule phrase que tu connaissais en allemand : "Nein, ich bin Französin." Alors, dans un français aléatoire, "Clavieriste ?". Tu n'as pas compris. Mais alors que vous avanciez dans le hall, il te désigna un grand piano à queue. Tu te tournas vers lui, et c'est finalement l'anglais que tu choisis pour lui répondre. "A little bit."

Tu l'as suivi dans le grand ascenseur, et vous vous êtes retrouvés devant la porte d'une chambre, qu'il a ouverte avant de te laisser entrer. Là, tu as ouvert de grands yeux devant l'immense piano qui y trônait. Il tenta une nouvelle phrase dans un français maladroit. "C'est le mien. Ich brauchte. To work for the contest. Maintenant, plus de concours."

Tu l'as regardé s'asseoir sur le tabouret, devant le piano, sans prendre le temps de se changer. Tu l'as écouter jouer la 1re valse de l'opus 64, à nouveau du Chopin. La valse dite du petit chien. Il jouait les yeux fermés, le sourire aux lèvres. Et il t'a fait sourire. Après deux petites minutes, bien trop courtes à ton goût, il a levé les yeux vers toi, et t'as dit dans ce français qui commençait à te plaire, "quand j'étais enfant. Tous les jours." Puis, il te regarda vraiment, quelques secondes. Tu étais au bord des larmes. Tu ne le connaissais pas, pas du tout. Son nom ne te disait rien et pourtant, tu trouvais cela tellement, tellement injuste. "I saw you at the bottom of the big staircase. That's why I asked you to come. You looked sad for me, yet I never saw you. Weren't you there for the first laps? You looked surprised that I didn't win. The others were surprised that I was in the final." Tu n'as rien dit au début.

Comment le public pouvait-il se préoccuper si peu de cette injustice ? Comment n'avait-il eu aucun prix ? Tu n'as pu lui répondre que quelques mots. "This is the only night I will spend in Warsaw. But you... I heard you... number two... your hands..." "Number two... yes, it is beautiful. But I prefer the nocturnal ones, even if they are better known. Come, I will teach you one."

Ce sont les derniers mots que vous avez échangés. Il t'a tendu la main, et t'as invitée à venir t'asseoir à côté de lui devant cet immense piano. Il a prit tes mains et les a posées sur le clavier, puis à délicatement posé ses mains sur les tiennes. Notes après notes, il te faisait effleurer délicatement les touches, et peu à peu, ensemble, vous vous êtes lancés dans l'exploration de la délicate nocturne 6. Ses mains... Après deux minutes, sur les quatre longs ré graves, il t'en fit jouer un. Il te regarda, t'en fit jouer un deuxième. S'approcha de toi, tu en joua un troisième. Alors que tu jouais le quatrième, ses longues mains, celles-là même t'avaient fait oublier le monde trois heures auparavant sur le concerto de Chopin, ses longues mains pianotèrent doucement le long de ta mâchoire. Dans la chambre, plus une note ne résonnait. Tes doigts s'étaient figés au-dessus des touches blanches et noires, ses doigts eux étaient en suspens à quelques millimètres de tes lèvres. Dans les heures qui suivirent, ton corps vibra sous les mains d'un pianiste qui semblaient connaître par cœur les notes de l'appassionnata. Tu es partie le lendemain matin, sans un mot. Debout dans la gare de Varsovie, attendant ton train qui t'emmenera tu ne sais encore où, tu te souviens de ces mains, ces mains et cette musique que tu n'oublieras pas. 

Cette histoire sera lisible au chapitre Pologne du roman à venir Direction ailleurs

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