Chapitre 1

37 0 3
                                    


Il était de ces journées où il ne se passait rien de spécial. Il était de ces moments où on était simplement bien, où tout semblait rouler comme si la Vie était sur un rail infini, toujours à la même vitesse, laissant voir des paysages connus. Ces jours où rien ne pouvait, au fond, mal se passer.

Poussant la porte de sa maison, Thalia salua comme tous les jours ses parents. Ses longs cheveux châtains noués en une tresse retombant sur son épaule, la jeune fille, alors âgée de dix-sept ans, était bien loin d'imaginer que cette soirée serait loin de se dérouler comme « sur un rail ». Comme toujours, ses parents sourirent à sa seule arrivée, la présence de leur enfant étant pour eux le plus beau et le plus brillant des rayons de soleil.

- Ca a été l'école, ma chérie ?
- Comme tous les jours, tu sais. Je pense sortir avec Beth et Lisa ce soir, je peux ?

Beth était une jeune fille portant de grosses lunettes, à la chevelure de feu, aux yeux verts, toujours grands ouverts, semblant à l'affût de la moindre information. Elle avait toujours été un soutien non-négligeable pour Thalia, qui avait l'habitude de se tourner vers elle dès qu'elle avait un problème. Peu importait le sujet, Beth savait toujours quoi dire, quoi faire. Et surtout, quoi cuisiner. Lisa, quant à elle, était une blonde aux yeux marron, comme ceux de Thalia, mais eux étaient toujours à l'affût de la première personne vers qui le cœur de l'une de ses amies pencherait. Lisa avait toujours eu tendance à se prendre pour un petit Cupidon, « si tu regardes un garçon plus de cinq secondes sans être en conversation avec lui, c'est qu'il y a anguille sous roche ! », disait toujours la blonde, ayant toujours l'air de déverser autour d'elle un tas de paillettes d'affection et de bienveillance.

- Oui, tu as bien mérité une petite pause dans tes études, avait alors répondu sa mère, lançant un regard lourd de sens à son père, ce dernier étant généralement moins enclin à laisser sa fille adorée sortir sans la présence de quelqu'un pouvant protéger le trio.

Souvent, Thalia lui avait dit qu'elles n'avaient pas besoin de protection, Lisa n'hésiterait jamais à mettre un coup de genou dans les parties de n'importe quel agresseur, ou d'écraser un pied avec un talon aiguille. Thalia, quant à elle, ne lésinait pas sur les baffes, ni sur la répartie. Quant à Beth, elle était peut-être celle qui avait l'air la plus fragile, mais au jeu du « Je m'approche doucement pour te mettre un coup de boule dans la face », elle était loin d'être la dernière. Non, jamais elles ne s'étaient laissées emmerder par qui que ce soit. Elles n'étaient pas de ces filles qu'on intimidait facilement, qui se faisaient harceler au lycée, ou qui avaient des mésaventures en soirée. Elles n'étaient pas fragiles, et c'était, selon Thalia, ce qui faisait leur plus grande force. Sa mère avait toujours été plus compréhensive que son père à ce sujet, elle ressemblait sur nombre de points beaucoup à sa fille. Elle n'avait jamais eu peur de grand-chose, et avait toujours poussé Thalia à faire ce qui était juste, à faire ce qu'il fallait pour que le moins de dégâts soient causés. Son père était toujours plus réservé, à calculer le moindre risque, à ne pas trop se mêler des choses qui les entouraient, préférant naturellement éviter les problèmes quand il le pouvait.

Dès qu'elle eut l'autorisation tant attendue, Thalia fonça dans sa chambre pour se préparer. Fouillant sa garde-robe pour dénicher la tenue la plus adaptée pour la soirée à laquelle elle se rendait avec ses meilleures amies, elle finit par en essayer plusieurs. Une robe patineuse noire eut finalement raison d'elle. Détachant alors sa tresse, elle attrapa sur le bord de sa coiffeuse son eye-liner. D'un habile coup de main, les deux traits au-dessus de ses yeux étaient dessinés, et peu de temps après un coup de crayon noir et de mascara avaient achevé son maquillage. Un rapide coup de peigne dans ses longs cheveux bouclés, et la voilà prête pour la soirée.

- Thalia ! Viens manger, appela sa mère.
- J'arrive !

Précipitamment, Thalia enfila ses chaussures, des converses noires, qui se prêteraient tout à fait à n'importe quel type d'environnement. Elle descendit alors dans la salle à manger, tandis que l'odeur du poulet au vin de sa mère laissait dans l'air un effluve agréable. A peine fut-elle assise à table que quelqu'un sonna à la porte. Le plat dans la main, sa génitrice demanda à Thalia d'aller ouvrir la porte, le temps qu'elle ne pose ce qu'elle portait entre ses mains.

L'homme qui se trouvait devant elle lui était complètement inconnu. Thalia haussa les sourcils, les témoins de Jéhovah ne passaient pourtant pas à cette heure-ci, d'habitude. Ca n'était pas non plus un démarcheur, il n'en avait pas l'air. Bien habillé, un veston noir, parfaitement repassé, une chemise blanche de qualité, et des cheveux bruns foncés bien peignés, l'homme avait un charisme étrange, semblant attirer l'attention de chaque passant qui se trouvait dans la rue. Il y avait autour de lui cette étrange aura qui faisait qu'on ne pouvait relâcher de lui son regard, qu'on ne pouvait qu'être hypnotisé, et dans l'attente de ce qu'il allait dire. Après un étrange moment de flottement quilui parut durer une éternité, Thalia finit par briser le silence qui commençait à se faire pesant.

- Bonjour ?

Si l'homme semblait des plus confiant, il semblait dévisager Thalia comme s'il s'agissait d'une créature bizarre. Comme s'il cherchait à mémoriser d'elle le moindre détail. Cette attitude des plus gênantes fit réagir Thalia aussitôt, qui commença à fermer la porte. Ca aurait été une réussite, et elle n'aurait plus jamais vu cet homme de sa vie, si le pied de ce dernier ne s'était immiscé entre la porte et le chambranle.

- Pardonnez mon arrivée tardive, mademoiselle. Vos parents sont-ils là ?

Il n'en fallut pas plus pour que son père ne démarre au quart de tour, arrivant dans la seconde à côté de sa fille, déjà sur la défensive, déjà soucieux de la personne qui venait jusqu'à chez eux à cette heure.

- Bonjour, monsieur. Je m'appelle Erwan. Je viens chercher un bien que mes parents vous ont confié il y a longtemps.

Un nouveau moment de silence. Se dévisageant l'un l'autre, les deux hommes étaient pris dans une sorte de duel de regards interminable.

- Thalia, monte dans ta chambre, je te prie, lui souffla son paternel, crispé.
- Quoi ?!
- Ne discute pas.
- Mais... !
- Maintenant.

La brune souffla, et fit demi-tour. Elle croisa le chemin de sa mère, mais frustrée par cet écartement, elle ne dit rien, et se contenta de monter les escaliers pour remonter dans sa pièce fétiche. L'heure passait, Beth et Lisa allaient l'attendre, et elle avait sérieusement l'estomac en demande de nourriture. Elle attendit, croisant les bras, comme si quelqu'un allait la voir bouder et lui dire de redescendre. Finalement, n'y tenant plus, elle ouvrit discrètement la porte, et s'avança vers les escaliers, s'accroupissant pour être la plus invisible possible. Erwan était entré, et discutait avec ses parents dans le salon, selon la réverbération des voix que pouvait percevoir Thalia.

- N'y a-t-il pas un autre moyen, fit la voix de son père.
- Vous savez comme moi qu'il n'y en a aucun, nous avons besoin de la récupérer.
- Mais, répondit sa mère, nous pensions que vous ne reviendriez pas.
- Nous avons dû déployer de grands moyens, c'est vrai. Mais nous n'avons pas le choix, madame Cormac. C'est pour cela que je n'ai pas beaucoup de temps.
- Pourrons-nous la revoir un jour, demanda l'homme inquiet.
- Ca, je ne peux pas vous le garantir, répondit Erwan, avec une étrange froideur.

Un sanglot de sa mère se fit alors entendre, et Thalia revint subitement à la réalité. Elle devait s'éclipser, avant que l'un d'entre eux ne passe près des escaliers. Se relevant alors, elle poussa doucement la porte de sa chambre, qui grinça. Ce simple son semblant rappeler sa présence aux trois personnes de l'étage en dessous, elle se dépêcha de retourner dans sa chambre, fermant la porte derrière elle. La voix de sa mère, en bas des escaliers, l'appela alors, plus doucement qu'elle ne l'avait appelée pour le repas.

- Thalia ? Peux-tu descendre, s'il-te-plaît ?

Passant l'une de ses mains dans ses cheveux, pensive vis-à-vis de ce qu'elle venait d'entendre. Elle poussa à nouveau la porte et descendit cette fois les escaliers. Sa mère avait séché ses larmes, ayant désormais l'air plus forte que jamais, et son père, abattu dans le canapé, faisait bonne figure. Le regard mordoré de la jeune fille se posa alors sur Erwan, qui l'observait à nouveau.

- Nous sommes désolés, ma chérie, mais Beth et Lisa ne pourront pas te voir ce soir, annonça sa mère avec douceur.
- Quoi ? Pourquoi ?
- Parce que...
- Parce que vous devez venir avec moi, compléta Erwan avec confiance. Thalia haussa les sourcils.
- Avec vous ? Qu'est-ce que j'irais faire avec vous, d'abord ?
- Il y a beaucoup de choses que vous ignorez.
- Peut-être, mais je sais aussi que je ne sors pas la nuit avec des inconnus, aussi bien peignés soient-ils.

Aussi étonnant que cela puisse paraître, Erwan eut un rictus amusé, ce qui ne manqua pas de faire hausser les sourcils de Thalia.

- Vous avez du caractère, c'est bien.
- Pardon ?
- Allons, Thalia... Assieds-toi, et laisse-nous t'expliquer, demanda son père.

Pour lui faire plaisir plus qu'autre chose, la brune s'assit sur le canapé, le plus loin possible de l'inconnu. Elle regarda ensuite son père, et sa mère. Cette dernière s'assit sur le fauteuil se trouvant à côté d'elle, et se pencha dans sa direction.

- Lorsque tu es arrivée ici, tu étais déjà âgée d'une année.

La bouche de Thalia s'ouvrit un instant, voulant protester, ou s'offusquer, mais rien, aucun son, ne parvint à en sortir. Elle regarda son père dans un élan de détresse, qui hocha tristement la tête. Sa mère reprit.

- Nous ne sommes pas tes parents biologiques, mais nous t'avons aimée comme situ étais notre fille. Pas un jour ne s'est passé sans que nous ne regrettions de t'avoir acceptée sous notre toit.

Le regard empli d'incompréhension, la jeune fille dévisageait tour à tour ses deux parents. Et soudain, une étrange question lui vint à l'esprit, une question complètement illogique, et pourtant, cette interrogation lui taraudait désormais l'esprit.

- Et qu'est-ce que lui vient faire là-dedans ?
- C'est le père d'Erwan qui a sonné à notre porte comme lui le fait aujourd'hui, commença son paternel. A l'époque, il tenait un bébé dans les bras, emmitouflé dans une couverture orange claire. Il t'a tendu vers nous, en nous demandant notre aide.
- Ne me dites pas que c'est mon frère biologique en manque d'affection familiale qui vient me rechercher ?!
- Je ne suis pas ton frère, intervint Erwan. Je suis chargé de te ramener chez toi.
- C'est ici, chez moi.
- Tu serais étonnée de voir à quel point la réalité est bien différente.
- Je ne veux pas y aller.
- Tu n'as pas le choix.
- Excusez-moi ?!

Thalia lança un regard de détresse à ses parents, et elle se leva, ne parvenant à tenir assise une seconde de plus dans le même canapé que ce type qui lui paraissait déjà détestable. Au-delà de ce magnétisme, elle y voyait plutôt un narcissique qui n'acceptait pas le refus.

- Ma chérie, les choses sont beaucoup plus compliquées, souffla sa mère. Tu dois y aller...
- Pourquoi ?
- Il y a des gens qui ont besoin de toi, plus que nous. Nous aimerions te garder avec nous, mais ça serait égoïste. D'autres ont davantage de nécessité que tu soies auprès d'eux.
- Je ne vois vraiment pas...
- Venez avec moi, et vous saurez tout ce qu'il y a à savoir, reprit Erwan.

Thalia regarda ses parents, estomaquée par ce rejet aussi soudain que brutal. Elle qui se préparait à une soirée normale, en compagnie de Lisa et Beth, se trouvait désormais à des kilomètres de ses plans.

Quelques heures plus tard, son père et sa mère l'avaient forcée à préparer son sac, désormais rempli de vêtements, Erwan avait soutenu qu'elle n'aurait pas besoin de vivres pour le voyage, qu'il ne serait pas long. Elle avait levé les yeux au ciel, décidément il était vraiment rabat-joie cet homme. Erwan semblait plus vieux qu'elle, il devait avoir environ vingt-cinq ans, et il avait toujours cet air sérieux. Il ne devait pas plaisanter beaucoup, et peut-être ne connaissait-il même pas le mot « Humour », avait songé Thalia en préparant ses affaires. Sur le seuil de la porte, la jeune fille se tourna vers ses parents, et elle serra sa mère dans ses bras.

- Je viendrai vous voir aussi souvent que je le peux.
- Tu ne le pourras pas...
- Bien sûr que si, personne ne m'en empêchera.
- Les choses sont plus compliquées qu'elles n'en ont l'air, ma chérie...
- Je m'en fiche, je viendrai vous voir, quitte à marcher à travers trois pays.

Sa mère n'insista pas, et Thalia serra ensuite son père dans ses bras. Erwan, sur le côté, semblait s'impatienter.

- Nous devons partir, maintenant. Le temps ne joue pas en notre faveur.

Thalia roula des yeux, et elle se dirigea finalement vers le portillon. Faisant un dernier signe de la main à ses parents, elle ne put empêcher son cœur de se déchirer lorsqu'elle aperçut dans les yeux du couple des larmes qu'ils retenaient péniblement. Elle se rendit alors compte, qu'il en était de même pour elle. Elle se tourna pour cacher ses yeux embués, et d'un revers de la main, elle chassa les perles salées, persuadée que si Erwan les voyait, il ne trouverait rien de mieux à faire que de lui dire que c'était ridicule.

L'homme resta silencieux tout le trajet, semblant cacher dans un coin de sa tête des informations, visiblement il ne voulait pas lui expliquer davantage que ce qu'il n'avait déjà dit. Lorsqu'il poussa la porte d'un vieux bâtiment abandonné, une usine de laine, si les souvenirs de la brune étaient bons, elle haussa les sourcils.

- Ne me dis pas que mes parents vivent là ?
- Comme on te l'a déjà dit...
- « Tout est beaucoup plus compliqué que ça n'en a l'air », imita Thalia avec désinvolture et arrogance. Erwan sourit, malgré tout.
- C'est ça.
- Et bien vos trucs compliqués ont intérêt à s'éclaircir bientôt parce que...

Elle se tut lorsqu'elle remarqua dans le mur une ouverture blanchâtre, dégageant quelque chose d'étrangement intriguant, attirant. Un appel, elle se sentait attirée par cette chose inexpliquée.

- Qu'est-ce que c'est, demanda-t-elle.
- C'est un portail.
- Un... Pardon ?
- Je t'avais dit que les choses étaient...
- Plus compliquées qu'elles n'en ont l'air ?!
- Tu n'es pas née dans ce monde-ci, Thalia.
- C'est une plaisanterie ?
- Si ça l'était, ça ne serait pas moi que tu verras en face de toi, mais sûrement l'un de tes amis terriens, tu ne crois pas ?
- Une plaisanterie vraiment bien faites. Comment vous avez fait ce fameux portail ?
- Grâce à un sortilège de grande envergure réalisé par les plus puissants Sorciers du royaume.
- Hein ?
- Je t'expliquerai tout, lorsque tu auras traversé le Portail.
- C'est ça, traversons donc le halo magique dans une usine abandonnée !
- C'est comme ça.

Avant qu'elle n'ait pu réagir, Erwan l'avait poussée dans le dos, si fort que Thalia en lâcha son sac. Elle dût faire un numéro d'équilibriste pour ne pas se vautrer à terre, mais en cherchant à retrouver sa stabilité, elle avait fait un pas dans la lueur blanchâtre qui l'avait aussitôt enveloppée.

Eskens : Les BrèchesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant