o3 ;

68 21 29
                                    

Je pensais qu'il se plaignait de choses futiles car il semblait avoir tout ce que je n'ai pas : beaucoup d'argent, des qualités intellectuelles hors-normes et des cours à domicile. Mais après réflexion, il n'a pas tant de chance que ça. Ce que je lui enviais, c'est en réalité ce qui le rend malheureux. Nous n'avons pas tous les mêmes besoins et encore moins la même histoire. Je l'ai jugé en me basant sur mon propre vécu alors que nos vies ne sont pas comparables. J'ai honte, à présent, de m'être emportée comme je l'ai fait.

- Fuir ma vie, ce soir, c'est refuser de continuer ainsi, reprend-il. Je veux avoir la possibilité de faire mes propres expériences, de me tromper et par la même occasion, peut-être, de réussir. J'aimerais écrire au grand jour, sans avoir à me cacher de mon père. Il déteste l'idée que son fils soit littéraire. Cela lui rappelle trop ma mère. Et c'est pour lui l'échec total. Je suis l'échec.

Ayant de plus en plus de mal à contenir sa rage, mon ami donne un coup de pied dans le sol et des dizaines de gravillons s'envolent un peu plus loin.

C'est alors que me vient une idée.

- Tu sais, même si ton père n'aime pas ça, les mots sont ta force.

Il hausse les épaules. J'insiste.

- Ton poème, tout à l'heure, m'a fait prendre conscience de beaucoup de choses. C'est un pouvoir énorme que tu détiens là.

Il soupire, visiblement exaspéré.

- Et tu voudrais quoi ? Que je lui écrive des alexandrins pour lui montrer à quel point je le déteste ?

Je réprime un sourire.

- C'est une idée, effectivement. Mais je pensais plutôt au fait de lui écrire une lettre - ou tout simplement d'aller lui parler - pour lui confier ce que tu ressens et ce que tu souhaiterais vraiment faire dans ta vie. C'est important qu'il le sache. Je serais prête à parier qu'il ignore la plupart des choses que tu viens de me dire.

- Il ne me connaît pas car je ne l'intéresse pas. Il n'en a rien à faire, de ce que je peux penser ou ressentir. Tout ce qu'il ferait de ma lettre, c'est la rouler en boule avant de la jeter, ou pire, de me claquer la porte au nez !

- Ne pense pas à la place des autres ! je riposte. Tu ne peux pas savoir comment il peut réagir avant d'avoir essayé. Tu peux supposer toute ta vie en attendant d'avoir le courage d'arrêter de te trouver des excuses et d'aller le voir !

Je m'interromps avant de reprendre d'un ton plus léger.

- Je sais que ce n'est pas facile. Mais je suis certaine que ce serait beaucoup plus efficace que de fuguer. Et ton hypersensibilité... tu ne crois pas qu'elle pourrait te servir pour une fois ?

- Comment ça ?

- L'écriture est un art. Et l'art est d'autant plus beau lorsqu'il est réalisé avec sensibilité. Alors tu pourrais l'utiliser comme quelque chose de positif pour toucher ton père et l'amener à réfléchir sur votre relation. Il doit bien avoir ses raisons d'agir ainsi.

Mon ami reste pensif quelques secondes.

- Peut-être. J'y songerai.

- C'est un premier pas, je le taquine.

Colin esquisse un sourire en réajustant sa capuche sur sa tête.

- En fait, je me vois mal lui avouer tout ce que je ressens. Il ne peut pas comprendre. Toutes ces émotions qui déferlent en moi avec tant de force, c'est inconcevable pour lui.

- Tu ne pense pas plutôt que tu as peur de lui signifier que tu vas mal car ce serait te montrer comme étant faible auprès de lui ?

Le silence suit ma déclaration.

La vie qui nous consumeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant