Larme d'un corbeau

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Le garçon accéléra l'allure, reléguant de coté la douleur lancinante de sa mauvaise jambe. Ses talons claquaient le sol d'un rythme régulier auquel il calqua sa respiration. Il ne pouvait pas se laissait aller et pour cela il fallait tout contrôler. Les moindres gestes, les moindres paroles, le moindre souffle. S'il voulait survivre et bâtir son monde parfait, il ne pouvait pas s'abaisser à arborer une respiration sifflante ou rauque, même s'il était au bord de l'agonie. Il montrerait au monde ce qu'il voulait leur faire croire, et comme les pigeons sans cervelle qu'ils étaient, ils croiraient. Ils finissaient toujours par le faire, le garçon les aidant beaucoup en les délaissant de leur si précieux billets de banque et leur affichant la cruauté de ce monde si faible.

Sur cette terre, tous étaient faibles au point de toujours avoir besoin de quelqu'un sur qui se reposer. Ils avaient tous besoin de quelqu'un qui les guideraient et les soutiendraient dans leurs mensonges au bord de la folie. Ils avaient tous besoin de quelqu'un parce qu'ils n'étaient que des faiblards doublés de crétins finis. Mais lui, il n'était pas comme ça. Il était indépendant et fort. Il n'avait jamais eu besoin de personne et ne s'abaisserait jamais à quémander l'aide d'autrui. Il avait dépassé ce stade depuis si longtemps. L'être faible qu'il avait été, était mort depuis des années ne laissant derrière lui qu'un être bien plus fort. Un être doué d'un génie hors du commun. Un être d'exception.

Il s'était battu à la force de ses poings pour avoir droit au respect qu'il méritait amplement. Il s'était forgé une réputation de diable que les rumeurs chuchotées dans les endroits sombres ne faisaient que grossir encore et toujours. Il n'avait montré ni pitié ni clémence, montrant au monde le monstre qu'ils voulaient voir. Il avait construit un empire digne du plus grand roi criminel. Un empire que personne ne pourrait jamais égaler. Il avait accompli des exploits impossibles pour la plupart de ses pairs et inatteignables pour tout les pigeons qu'il fauchait afin d'accroitre sa puissance. Il avait montré sa force d'esprit et n'avait jamais lâché prise. Il s'était hissé au sommet la tête haute comme si sur ses cheveux noir corbeau était posé une lourde couronne incrustée de joyaux tous plus envoutants les uns que les autres. Il avait montré au monde entier une figure inégalable que les faibles jalousaient, que les forts craignaient. Il avait fait naitre la légende de Dirthyhands.

Il était Kaz Brekker, le plus impitoyable des esprits criminels, le plus doué des voleurs, le plus rusé des stratèges. Il était intelligent et avait fait de ses plus grandes faiblesses ses plus grandes forces. Il avait fait de sa canne qui lui donnait une allure d'handicapé de la vie sa plus grande arme. Il s'était forgé une réputation de monstre sur toutes les rumeurs qui courraient sur lui. Il s'était vanté de n'avoir aucune faiblesse. Il avait tort. Il en avait une. Une seule. La plus importante de toutes. Et il courrait vers elle.

Elle était apparue alors qu'il était au plus fort et avait bouleversé sa vie lentement et consciencieusement. Elle l'avait lentement fait succomber jusqu'à ce qu'il devienne totalement dépendant d'elle. Il ne pouvait s'empêcher de la voir en rêve, son image s'était imprimée sur sa rétine. Son sourire allant de pair avec son rire envoutant venait le torturer pendant ses cauchemars, lui faisant bien comprendre qu'il était comme tous les autres hommes. Totalement imbu de lui-même et aveugle face à la bonté de certains. Elle lui avait apporté une raison de vivre comme elle l'avait soulagé d'une part de ses peines. Elle lui avait offert le meilleur d'elle-même et l'avait fait tomber sous son charme. Elle était devenue son meilleur atout, le laissant se reposer allégrement sur elle dès le moindre petit souci. Elle lui avait accordé sa confiance aveugle, étant prête à encourir le moindre risque à chacun de ses caprices. Elle aurait tout fait pour lui sans jamais rien attendre en retour. Mais lui, il lui avait fait endurer plus que ce qu'elle pouvait supporter. Il lui avait fait encourir le risque de perdre ce à quoi elle tenait le plus et lui avait offert une ouverture sur quelque chose d'impossible et de totalement dérisoire. Il lui avait laissé une porte sur une voie qu'il ne pouvait se permettre d'emprunter au risque de s'y perdre à tout jamais. Une voie sur laquelle il ne pourrait jamais progresser. Une voie qu'il s'était interdite depuis cette si tragique calomnie. Une voie qui lui faisait peur, très peur même. C'était cependant une voie sur laquelle il s'était engagé sans même le savoir en apprenant la connaitre. Une voie qui s'ouvrait sur un avenir auquel il osait penser dans ses rêves les plus fous. Un avenir totalement inconnu de ce qu'il connaissait. Un avenir qui le terrifiait au plus haut point. Un avenir empli de gaieté et de bonheur. Un avenir qui le glaçait jusqu'au os. Un avenir incroyablement beau. Un avenir qui faisait battre son sang à ses tempes. Un avenir qui offrait un amour impossible avec celle de ses pensées.

Elle était là, celle qu'il aimait. Debout sur le pont de son navire. Elle se tenait le dos droit, tellement fière dans sa tenue de marin qui lui allait à ravir. Il épousait parfaitement la forme de son corps. Kaz ne put s'empêcher de la dévorer des yeux du haut de l'embarcadère tandis qu'elle distribuait les derniers ordres avant de partir vers l'horizon. Il avait participé à ce départ mais au fond de lui il voulait qu'elle reste avec lui. Il la voulait mais en même temps désirait qu'elle s'éloigne très loin. Il avait mis du temps, beaucoup de temps à l'admettre, mais il avait peur. Peur de la voie qu'elle lui offrait. Aussi l'avait-il aidé à exaucer son plus grand souhait, y mettant toute sa fortune et son énergie. Sa faiblesse et sa peur l'avait poussé à envoyer au loin celle qu'il voulait à ses côtés. Il était pathétique. Que devait elle bien penser de lui ?

Kaz ne savait que faire, aussi resta-t-il en haut à triturer sa canne. Assez près pour la voir, assez loin pour qu'elle ne le remarque pas. Il la regarda amorcer les premiers gestes, prête à naviguer la tête haute vers tous les marchands d'esclaves qu'elle voulait voir disparaitre. Il voulait la rejoindre et lui dire tous ce qu'il avait sur le cœur. Il voulait lui dire combien il tenait à elle et lui demander de rester. Il ne le fit pas. Pour sa réputation et son honneur. Par peur et faiblesse. Il ne fit rien, ne dis rien, n'essaya pas de la retenir. Il était faible et ce n'était que maintenant devant le fait accompli qu'il s'en voulait terriblement. Il voulait revenir sur ses décisions. Il voulait redevenir le petit garçon de sept ans qui buvait du chocolat chaud sur les bords du fleuve avec Jordie. Il voulait redevenir ce petit garçon innocent qui voulait devenir magicien et qui ne se posait pas ce genre de questions. Il voulait revenir en arrière pour dire à son grand frère de ne pas faire confiance au mercurien qui les avait bernés. Il voulait revenir dans le passé afin de vivre une vie différente qui lui aurait permis de l'aimer en paix. Une vie ou ils auraient pu vivre ensemble. Une vie où il n'aurait pas eu besoin de jouer les durs. Une vie qui les aurait liés. Lui et elle. Elle et lui. Kaz Brekker et Inej Ghafa.

Il n'avait rien de tout cela et ne l'aurait jamais. Il ne pouvait que laisser le destin finir ce qu'il avait commencé. Il ne pouvait que la laisser vivre sa vie, loin de lui. Il n'avait qu'à retourner à sa paperasse qui l'attendait sur son bureau au Splat. Il n'avait qu'à continuer sa vie. Loin de tous ceux qu'il aimait et qui comptait pour lui. Il n'avait qu'à faire semblant pour les autres. Il n'avait qu'à se dresser un masque derrière lequel il se cacherait, le masque qu'il portait déjà avant de la rencontrer. Ce masque qui cachait la souffrance, la solitude et le désespoir derrière son intelligence hors norme. Il n'avait qu'à continuer d'essayer de survivre comme il le pouvait.

Son regard se reconcentra sur le pont du navire. Une larme coula sur la joue de Dirthyhands, la seule qu'il s'autoriserait. Elle était partie. Beaucoup trop loin.

Larme d'un corbeau [O.S. Six of Crows]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant