La prière du soir était à sa fin à la mosquée de Koboko, petit village situé à une vingtaine de kilomètres de Bondoukou. Moryba le vieil Iman n'avait pas encore lancé le rituel «Assalamalekoum*ramatoulaye...», que Kobenan se releva prestement pour enrouler sa natte de prière raccommodée à plusieurs endroits. Il râlait contre l'iman à qui il reprochait d'avoir inutilement prolongé la prière du jour. Il avait été le premier à s'en aller du lieu saint, la natte serrée sous l'aisselle gauche. À pas accélérés d'un diarrhéique, Kobenan emprunta l'étroit couloir qui mène chez lui.
À bout de souffle, il arriva dans sa concession et murmura une brève salutation à sa femme Minata. Il traversa la petite cour jusqu'à la terrasse, puis jeta sa natte de prière contre le mur, ôta sa chéchia et s'affala lourdement dans son fauteuil. C'était une longue chaise avec deux accoudoirs surmontés d'un rembourrage de coton. Le dossier était fait de planche grossièrement rabotées. Selon les circonstances, le meuble tenait lieu de lit.
Sa femme Minata lui apporta une calebasse d'eau. Il saisit le récipient des deux mains, le porta à ses lèvres et but à grandes gorgées. Alors qu'il poussait un profond soupir de soulagement, Kobenan entendit de l'entrée de la concession, un sonore«Assalam alékoum ! ». Un homme d'une soixantaine d'années, un peu trop gras pour son âge, entra et se dirigea vers la terrasse. Dès que Kobenan le vit, il se redressa et bondit de son fauteuil. C'était son ami Adama.
– Alékoum Salam, répondit joyeusement Kobenan.
Les deux hommes s'enlacèrent et se laissèrent aller à des éclats de rire. Kobenan et Adama étaient des amis de longue date. Ils avaient tous les deux grandis à Koboko, leur village natal, avant que Adama n'aille s'installer à Guiglo dans l'ouest du pays.
Minata se dépêcha d'apporter une chaise à l'illustre visiteur. Les deux amis, heureux de se revoir, échangèrent pêle-mêle sur quelques sujets d'actualité: la vague de chaleur, l'argent qui se raréfiait, la famille, l'école, la dégradation inquiétante des mœurs.
Puis, Adama se racla discrètement la gorge et lança à son ami:
— Ah que c'était beau notre enfance !
— Oui Adama. Ce fut une belle époque !
Mais dis-moi, mon frère, qu'est-ce qui t'amène à Koboko ? s'enquit Kobenan.
— Oh rien de bien grave.
— Dieu merci !
Adama se rapprocha un peu plus de son hôte et lui dit :
— Mon frère Kobenan, te souviens-tu ? J'avais mandaté Moussa auprès de toi il y a quelques mois à propos de ta fille Djamila. C'est la raison de ma visite d'aujourd'hui. Elle est déjà une femme et je voudrais vraiment qu'on accélère les choses.
— Mais Adama, tu n'as pas à t'inquiéter pour si peu. Tout dépend de toi. Plus vite tu versera la dot, plus vite tu partiras avec Djamila, indiqua Kobenan, en relevant les manches amples de son boubou.
— C'est comme si c'était déjà fait, mon frère, dit Adama qui ne cachait pas sa joie.
Les deux amis s'embrassèrent, contents d'avoir conclu une bonne affaire. Kobenan le raccompagna jusqu'au portail. Au moment de lui dire au revoir, il lui dit :
— Adama, Djamila est déjà ta femme. Cependant, promets-moi juste de prendre bien soin d'elle.
— Je te le promets Kobenan, au nom de notre longue amitié, le rassura Adama.—————————–––———————
C'était le retour des congés de Pâques. Les cours avaient déjà repris depuis une semaine à l'école primaire publique de Koboko. Cependant Djamila, partie en congés à Guiglo n'était pas revenue. Carène sa voisine de classe et meilleure amie était très inquiète. Elle informa monsieur Zémin, leur maître et directeur de l'école. Il décida alors d'aller chez les parents de Djamila afin de connaître les raisons de cette absence.
Carène et Djamila faisaient parties des meilleures élèves du cours moyen deuxième année. Monsieur Zémin ne tarissait pas d'éloges pour ces fillettes d'à peine douze ans qui montraient un goût particulier pour le travail. Le directeur était fasciné et comblé par leurs résultats scolaires. Elles témoignaient ainsi que c'était un tort de ne pas scolariser les filles, car tout autant que les garçons, elles pouvaient réussir à l'école. Monsieur Zémin qui avait à cœur de donner les mêmes chances à tous les enfants avait réussi tant bien que mal à obtenir des parents la scolarisation de nombreuses fillettes du village dont Carène et Djamila. Ce combat valut parfois au directeur de dures critiques et d'inutiles agressions verbales. Mais monsieur Zémin s'en moquait. Il se permettait même de convoquer certains parents récalcitrants à la Direction Régionale de l'Education Nationale (DREN) afin de les contraindres à scolariser leurs enfants.
—————————————————Ce soir-là, une atmosphère de fête régnait chez Kobenan. Quand le directeur poussa le portail, c'est un garçonnet qui l'accueillit. L'enfant courut l'annoncer auprès de son père. Cette arrivée impromptue du maître crispa soudainement la bonne humeur de la maison. La famille Kobenan et ses visiteurs dévisagèrent monsieur Zémin qui, nullement intimidé, avança avec assurance et sourire. Il salua la petite assemblée et se dirigea vers le père de famille
— Bonsoir directeur, répondit avec réserve Kobenan.
— Quelle belle ambiance ! plaisanta monsieur Zémin.
Kobenan laissa échapper un sourire pincé puis donna à asseoir au visiteur.
— Soyer le bienvenu directeur, dit-il un peu plus détendu. En fait, nous préparons un mariage.
— Ah oui ! Je me souviens encore du mien c'était merveilleux ! En tous cas félicitations.
— Merci mon ami, répondit Kobenan tout heureux.
— Mais qui seront les heureux mariés ? demanda innocemment le maître.
— Ah tiens, je vous présente Adama, c'est un ami d'enfance. Nous avions vécu une enfance si chaleureuse dans ce village que son départ à Guiglo m'avait sérieusement peiné. Aujourd'hui, je suis fier de lui. Il est devenu un riche transporteur très respecté dans notre région.
Monsieur Zémin acquiesçait de temps en temps de la tête en suivant les grands gestes qui accompagnaient les propos passionnés de Kobenan.
— On le surnomme « Adama camion» parce qu'il possède de nombreux véhicules de transport, continua Kobenan, le visage illuminé par un large sourire qui dévoila ses dents jaunies par la consommation immodérée de la cola. Même si je ne suis pas riche, sa réussite est aussi la mienne. Et aujourd'hui est un grand jour pour mon frère et moi. Un jour qui me rappelle de tenir ma promesse, ajouta-t-il entre deux petites quintes de toux.
— Quelle promesse ? interrogea curieux monsieur Zémin.
— Oui directeur.... Quand mon frère partait s'installer à Guiglo, je lui avais fait la promesse de lui donner en mariage ma première fille.
Il marqua une pause pour voir la réaction du maître qui se demandait bien ce qui se tramait dans cette concession.
Celui-ci reprit de plus belle :
— Ma fille Djamila est née sous le bonne étoile, directeur. Elle sera l'épouse d'Adama Camion. C'est pour cette raison qu'aujourd'hui est un grand jour pour moi et aussi pour mon frère. N'est-ce pas ? fit-il, le regard tourné vers le transporteur qui affichait un air heureux.
— Bien sûr que oui ! s'exclama joyeusement Adama. Djamila est une fille merveilleuse. Dès qu'elle est arrivée à Guiglo pour les congés de Pâques, elle s'est mise poliment au service de mes deux premières épouses. Ah ! Djamila ! Elle est devenue une vraie femme. Je la tiens à l'oeil pour ne pas qu'un mogolankolo*, un voyou, s'intéresse à elle à mon absence. On ne sait jamais !
—Safroulaye*, tu fais bien de leur couper la route Adama. Ces effrontés qui n'ont aucune éducation.
—Walaye *! répliqua le transporteur, ces enfants d'aujourd'hui n'ont peur de rien. Ils prennent même leur bain avec le diable.
Et tous se mirent à rire à belles dents, à la grande surprise de monsieur Zémin qui était visiblement choqué par le comportement des deux amis.
— De quelle Djamila parlez-vous ? demandat-il posément à Kobenan.
— Je me doutais bien que vous n'alliez pas approuver ma décision, avoua Kobenan. C'est pourquoi, je ne vous ai rien dit. Oui, Djamila va épouser Adama.
Monsieur Zémin croyait rêver...
— Bon sang, mais Djamila n'est qu'une enfant, elle a à peine douze ans ! s'ému le maître.
— Directeur, malgré tout le respect sur je vous doit, je suis obligé de vous demander de rentrer chez vous et de nous laisser continuer notre cérémonie.**********************************
Mogolankolo : bon à rien, bandit.
Safroulaye : Interjection malinké pour conjurer le mauvais sort.
Walaye : Interjection malinké qui exprime l'adhésion, l'accord.
Assalamalekoum : salutation .
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LES LARMES de CARÈNE [ Terminé ]
Non-FictionCarène et son amie Djamila sont deux petites filles de douze ans. Elles fréquentent l'école primaire de Koboko, leur village natal. Certaines traditions qui dominent la vie des habitants de ce village défavorisent la scolarisation des petites filles...