Chapitre 1

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Gabriel n'avait jamais envié personne. Il s'était toujours cru supérieur. Parfois, la sensation d'avoir des ailes lui percer les omoplates le faisait brusquement tendre le cou derrière lui. Son entourage accueillait sa vanité avec indulgence car il ne manquait ni de charme ni d'humour pour donner le change ; et puis une forte estime de soi attire toujours son lot d'admirateurs. Non, Gabriel n'avait jamais envié personne excepté ce simple carré d'herbe.

Elle s'était couchée dessus sans façon, indifférente aux règles du parc et à la froide fixité des bancs de métal. Ses pieds nus massaient les brins d'herbe. Gabriel aurait aimé devenir ces brins d'herbe ductiles, cette pelouse banale et sentir sur son visage vert et amolli les pieds de cette femme ! Lui, l'homme de salon, l'homme des jambes croisées et des idées célestes était maintenant à demi couché près d'elle sur la pelouse d'un parc, dans l'œil des promeneurs et des riverains à leurs fenêtres. Elle riait de tout, disait se ficher du regard des gens. Khatia était son nom. 

Il avait voulu la photographier dès le départ. Son téléphone ne servait qu'à cela : photographier le beau, capturer le beau dans les nasses du virtuel. Toutes les autres fonctions de ce rectangle noir lui importaient peu. Il était le chasseur du beau ; cette femme ouvrait son appétit au point qu'il aurait voulu acheter la compagnie chinoise de téléphone pour ne jamais être à cours d'objectifs. Khatia sortait d'un conte oriental ou d'un bas-relief de temple asiatique. Le meilleur était qu'elle ne semblait pas s'en rendre compte. 

A l'inverse des femmes de la région, que le regard des hommes indispose et qui hâtent le pas dans la rue, Khatia, quand elle n'était pas alanguie sur une simple pelouse, marchait lentement. Bien que son dos fut droit et sa poitrine affolante tendue comme une voile de caravelle dans ses vêtements de saison, toute la nonchalance du monde transpirait de sa peau. Rien n'entamait sa rieuse tranquillité. Ce jour-là aux côtés de Gabriel, elle portait une longue jupe turquoise assimilable à un pagne et un t-shirt à col v aussi blanc que sa chair était mate. Ses épais cheveux noirs répartis en torsades autour de sa tête rêveuse auraient fait le bonheur de tous les perruquiers du monde. La sueur perlait à son front, le soleil du mois d'août s'appesantissait sur elle comme un fer à repasser. Elle ne se dérobait pas ; ses yeux mobiles éclaircis par la lumière détaillaient Gabriel et souriaient par eux-mêmes.

-Qu'est-ce que tu veux ?

-Quoi ?

-Qu'est-ce que tu veux, Gabriel ?

-Ce que je veux ?

-Oui. Qu'est-ce que tu attends de moi ? C'est notre deuxième rendez-vous et tu en sais plus sur moi que je n'en sais sur toi.

-Et toi, qu'est-ce que tu veux ?

-Ah non ! Ne me retourne pas la question ! Honneur à l'intervieweur.

-Je suis l'interviewé ?

-Aujourd'hui, oui, Gabriel. Aujourd'hui, c'est comme ça. Tu es mon interviewé.

Tandis qu'il s'aventurait pour la première fois à lui tracer de l'index une ligne sur la cuisse, Gabriel prit le temps de réfléchir à la question de Khatia somme toute si simple et pourtant si profonde. L'odeur nauséabonde du lac coupa court à sa réflexion. Le parc surplombait le lac. La ville était réputée pour son chic, ses palmiers et son lac des cygnes. Elle comptait plus de touristes à vue d'œil que d'autochtones, mais une catastrophe inouïe avait décimé toute la faune aquatique. Les poissons étaient morts d'asphyxie, terrassés par la canicule des premiers jours d'août. Leur système neurologique n'avaient pas su résister aux assauts d'un nouveau genre de virus climatique. Le ventre au ciel, les poissons surnageaient dans les eaux stagnantes. Les autorités faisaient leur possible pour assainir le lac, mais l'ampleur de la tâche n'en finissait pas. L'odeur imprégnait toute l'atmosphère.

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