Chapitre 2

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Khatia agrippa le bras de son compagnon.

-Ce n'est rien ! Ce n'est rien, Gabriel, calme-toi ! Tu dois les sortir, les sortir maintenant, dépêche-toi ! Je vais nous protéger, mais ça ne durera pas. Dépêche-toi !

-Quoi ? Qu'est-ce que...

-Tes ailes ! Sors-les ! Maintenant ! Ils arrivent !

Se disant, Khatia avait désigné le ciel. Une bande de points noirs tout à fait insolites convergeaient droit sur eux. A l'entendement de Gabriel, cela ressemblait à une volée de rapaces anormalement grands. Il ramena désespérément son regard sur les promeneurs et les riverains à leurs fenêtres. Personne ne bougeait ! Les gens alentour étaient comme pétrifiés dans leur dernier mouvement. La mort semblait les avoir aspirés à la paille et ne restait sur place qu'un verre vide, une immense photographie. Un jeune couple était couché dans l'herbe à quelques pas de là. Le garçon avait la tête posée entre les seins de la fille et paraissait ainsi voué à une béatitude éternelle. Les points noirs perçaient la clarté du jour à toute vitesse.

-Je ne sais pas quoi faire, Khatia ! Que se passe-t-il ? Que se passe-t-il ?

Khatia s'était redressée tant bien que mal, le souffle court mais la volonté intraitable. Les paumes tournées vers les cinq points noirs, elle s'époumona à chanter de tout son soûl. Du carré d'herbe à leurs pieds s'éleva brusquement une bulle translucide qui se ferma sur eux comme une cloche à dessert. Une bulle de savon formidable s'il faut absolument la qualifier. Les balles meurtrières ricochèrent sur la bulle dans une pétarade à faire tomber un sourd. Quand les cinq assaillants furent à portée de vue, Gabriel recula, saisi de stupeur. Sa mâchoire jouait des castagnettes. L'un des cinq étreignit la bulle protectrice à la façon d'un jeune chimpanzé sur le flanc de sa mère.

Ce n'était pas un rapace. C'était un homme. Un homme doué d'une paire d'ailes gigantesques fichées dans le dos. En tout cas, il avait l'air d'un homme et portait à la ceinture deux crosses de revolver et à la bouche la garde d'une machette. Ses cheveux touffus étaient rouges. Ses membres adhéraient à la surface du bouclier protecteur comme des ventouses, mais son bassin provocant remuait de façon obscène en toute liberté. Ce voyou-là était un sacré numéro, ça se sentait. Il avait l'agressivité festive. Machette à la main, il entreprit de poignarder la bulle. Khatia intensifia la rudesse de son chant tandis que Gabriel se tordait de douleur sans rien y comprendre. Tombé à genoux, il éprouva l'aberrante sensation d'être coupé en deux. La douleur extraordinaire le fit mordre la pelouse et grogner comme un possédé entre deux hoquets de frayeur. Khatia l'encourageait des yeux sans cesser d'opposer sa résistance au punk emplumé qui s'acharnait sur la bulle.

Parmi ses quatre acolytes se trouvait un enfant, ou en tout cas une créature d'apparence enfantine, au visage blanc comme neige et aux ailes noires comme suie. Cette créature serrait la main d'une femelle de son espèce, peut-être sa mère et de l'autre main touchait la bulle. A l'agonie, Gabriel accrocha son regard. Le garçonnet était aussi beau qu'il était effrayant par la fixité de son air. Ses petites lèvres rondes murmuraient quelque chose. Le quatrième assaillant s'occupait de faire le tour du parc à pieds, les doigts refermés sur un sabre énorme. Il portait des bottes cloutées et des bretelles barraient sa chemise blanche. A chaque fois qu'il décapitait un promeneur pétrifié, l'envie lui prenait d'exécuter un petit pas de danse. Variant les plaisirs de la boucherie, il se servait également d'un revolver dont le canon se pressait contre les dents de ses victimes ou dans leurs yeux. La mare de sang, elle, n'était pas figée. L'énergumène aurait pu s'y fouler la cheville, mais conservait impunément la maîtrise de son équilibre.

Depuis l'intérieur de la bulle, Gabriel le regardait faire, abasourdi, le visage congestionné par la douleur et l'effroi. Des larmes brûlantes lui obstruaient la vue et il en valait peut-être mieux ainsi. Ses omoplates se brisaient sous la pression des deux monstruosités qui lui poussaient dans le dos. La silhouette du cinquième assaillant obscurcissait le soleil de ses larges ailes déployées. Là-haut en lévitation, tout en muscles et en combinaison de cuir, il partageait ses mouvements d'humeur entre la bulle et le lac, proférant des insultes à l'encontre des poissons crevés dont la puanteur dominait l'espace et de Cheveux Rouges qui ne réussissait pas à déchirer la bulle à coups de machette. L'autre lui renvoyait ses insultes et ce fut bientôt l'escalade quand le malabar en combinaison de cuir employa soudain son bazooka pour dézinguer la bulle. La créature femelle et son enfant impassible se retirèrent du champ de tir in extremis. Ne voulant pas être en reste, Cheveux Rouges rajusta sa machette entre les dents pour mieux disposer des deux armes à feu lovées dans son pantalon. Boum ! Boum ! Boum !

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