Gabriel était trop plein de saisissement et d'horreur pour noter quoi que ce soit d'autre que la dégringolade de cette excellente femme qu'il ne connaissait pas, mais qu'il avait toujours connue. S'il avait été en état d'observer le reste du monde, il aurait sans doute noté l'hésitation chez Sourcil Cruel qui semblait se demander s'il fallait laisser tomber à pic son haïssable proie ou bien la tuer en plein vol. A l'évidence, elle opta pour la première perspective. Sans mot dire, elle posa sa main chaude sur celle de Gabriel et celui-ci en ressentit comme une décharge électrique. Khatia avait vu juste ; cette créature humanoïde aux ailes de rapace ne lui voulait aucun mal ou en tout cas pas sur-le-champ.
Il soutint son regard sauvage qu'aggravaient ses sourcils arqués, et avant de pouvoir le regretter à jamais, se dégagea brutalement de son empire. Non, il ne finirait pas pétrifié comme ses congénères au sol, il irait exactement là où il voulait et à sa guise ! C'est ainsi qu'il plongea dans l'espace bleu à la suite de sa déesse des eaux putrides. Sourcil Cruel tenta bien de lui crier des mises en garde, rien n'y fit. Il chutait maintenant après celle qui chutait ! Alors, la poursuivante têtue le prit en chasse une fois encore. Les miasmes du lac rognèrent les ailes des deux voltigeurs. L'atmosphère cadavérique détruisait leurs plumages à mesure qu'ils s'y projetaient à corps perdu.
Khatia frappa la surface du lac dans un bruit de carillon. Gabriel perça les flots avec une violence intraitable. Sourcil Cruel redressa le cap juste à temps pour ne pas sombrer. Elle alla atterrir en catastrophe sur les berges, hurlant des imprécations à donner froid dans le dos. Les autres humanoïdes la rejoignirent, cinglant les airs du battement de leurs ailes furieuses. Le garçonnet parmi eux n'était plus aussi impassible qu'auparavant, son visage de porcelaine strié de larmes. Cuir Malabar joua du bazooka contre le lac dans une démonstration de force parfaitement inutile. Bretelles le Sabreur étripa les badauds échoués là. Son sabre écarlate de sang lui glissait des mains. Il tranchait dans le lard des adultes et des enfants sans distinction. Il dut même s'assoir au sol pour préserver un reste d'empire sur ses nerfs tandis que Cheveux Rouges leur faisait la morale à tous, ses dents libérées du poids de la machette.
-Qu'il aille se faire foutre ce Juda, ce traitre ! Laissons-le couler avec sa catin ! Notre race n'a pas besoin de lui ! Il ne nous est pas indispensable ! Reprenons de l'altitude ! Eloignons-nous de ce lac de malh... Aaaaah !
Sourcil Cruel l'avait giflé.
-Encore un mot et je t'expédie dans le lac par la peau du crâne. Compris ? Et le rouge sur ta tête sera justifié.
-Oui... Oui, M'dame.
-Compris ?
-Compris, M'dame. Compris. Compris, M'dame. Compris.
Le garçonnet avança vers le lac sans y accorder d'arrières pensées. C'était un enfant et en conséquence il était mû par des forces bien éloignées de son entendement. Les ainés, tout à leur rancœur, ne le virent pas immédiatement tendre vers l'abîme. Il s'arrêta en bordure de l'eau, à un pas d'y mouilloter le bout de sa chaussure. Hypnotisé, il restait là, battant des ailes dans le vide, l'existence en suspend. Sourcil Cruel cria son nom mais ne bougea pas, terrorisée. Ses lieutenants ne bougèrent pas davantage.
-Maman ! Le lac ne sent rien ! Le lac ne sent rien ! Les poissons vivent ! Maman !
Sourcil Cruel n'y crut pas un instant. Ses ailes blessées exprimaient assez ce qu'elle avait vécu. Elle ordonna à son fils de faire marche arrière. Mais le gamin n'écoutait pas et les lieutenants ne se risquaient pas à le ramener par la peau des joues. Au moment où son fils allait sauter dans l'eau, sa mère était déjà sur lui, le vissant à son corps de toute la force de ses bras. Enfiévrée, elle lutta contre la résistance de son fils et tous les ainés ensemble, au bout du compte, maintinrent l'enfant au sol dans l'espoir de le calmer.
Gabriel s'enfonçait toujours plus profondément dans l'eau. La conscience de lui-même ne l'avait pas quitté. Il ne souffrait d'aucun mal, ses poumons ne paraissaient pas devoir imploser. En revanche, ses larges ailes n'existaient plus. Le plongeon l'avait dépossédé de sa fantastique envergure. Un caillou doué d'une conscience, voilà tout ce qu'il était devenu. L'eau n'était pas putride ; sa clarté paradisiaque fendait l'âme ! Sa vie aquatique rivalisait de fourmillements avec celle des mers chaudes. Gabriel tombait littéralement sur des bancs de poissons multicolores, des crustacés et des tortues d'albums pour enfants, une végétation onduleuse où des ossatures de galions auraient pu trouver refuge.
Les profondeurs sentaient l'enchantement ! Il serait mort sans le savoir s'il n'avait pas eu le courage de plonger. Cette pensée le fit sourire comme un bienheureux. Khatia... Khatia... La voix de Khatia emplissait doucement ses oreilles. La chanson le confortait dans sa joie même s'il n'en comprenait pas un traître mot. C'était la voix du carré d'herbe, la voix de la sueur, du soleil et des coutumes étrangères. Où était-elle ? Où était Khatia ? A la pensée de la voir apparaître à ses côtés, parfaitement nue et battant des pieds pour se déplacer, Gabriel se sentit redevenir plus terrestre que jamais. Il n'était pas juste un homme à la mer, il était l'homme d'un désir. Et le désir monte.
Sa vue, que l'eau ne brouillait pas, se concentra alors sur la surface bien que son corps poursuivit sa longue descente aux abîmes. La voix de Khatia ne désemplissait pas ses oreilles. Soudain, il la vit... l'ombre à la surface ! Il la vit penchée dessus et prolongée d'une indubitable paire d'ailes. L'ombre le fixait de loin, de cela il avait la certitude. La créature le fixait depuis le monde sec et Gabriel eut un mouvement de panique. Il se débattit comme un poisson harponné dans le cœur. Ses cris mouraient avant d'avoir seulement vécus. Il refit surface. La bouche ouverte comme un demeuré, il chercha à aspirer l'air de la pièce toute entière. Le savon lui piquait les yeux, la serviette jetée en travers du lavabo ne demandait qu'à être utile.
Combien de temps s'était-il assoupi ?
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Propre
ParanormalneGabriel appartient à un clan très soudé. Le jour où il fait la connaissance d'une femme unique en son genre, son existence vire au cauchemar.