Chapitre 1

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Il faisait nuit. Ou peut-être était-ce simplement un sombre jour.

Le ciel était noir et l'océan rouge.

Les nuages étaient las et bas, amassés en petits groupes parfaitement distincts qui les uns les autres se jaugeaient en silence. Ils gonflaient, petit à petit – se gorgeaient des larmes que jamais ils ne seraient capables de verser, perdant par à-coups leur semblant de couleurs, dissipant vainement dans le ciel leurs ailes de coton, dernier salut à l'angoisse du rêveur.

Le paysage était triste, morne. Il avait le visage indifférent du thanatopracteur. Chaque couleur était hideusement terne, ou insupportablement vive – rien ne faisait sens et rien n'avait le moindre désir d'en faire. Ce n'était jamais qu'une carte postale, arrachée tout droit aux tréfonds les plus insondables de l'Enfer. Pâle et futile représentation de l'Apocalypse offerte à des yeux qui regardent mais ne voient pas.

Les vagues vomissaient leur écume sur un sable décoloré, inanimé. Ou peut-être était-ce simplement une plage bétonnée.

Leur bile caressait de ses boucles sanglantes ce « béton », qui lentement à son contact semblait fondre. Il fondait, oui ; et le cratère qui dans ses entrailles se formait dévoilait petit à petit un immense poing. Pâle carnation, quatre ou cinq doigts rigides et froids qui un à un se tendaient et dévoilaient dans la béante paume une silhouette. Un corps nu, d'un blanc laiteux, recroquevillé sur lui-même en position fœtale et recouvert par un long linceul de cheveux immaculés. Des frissons parcouraient la peau et faisaient tressaillir les muscles, de longues secondes durant, sans que rien de plus ne vienne altérer cet irréel tableau ; le Dormeur du Val, sans trou dans ses côtes.

Après plus claire inspection, les yeux même les moins pieux auraient vu en lui un Ange, résumé à son athlétique corps et son exquise figure. Androgyne visage aux traits dessinés par les cieux, clair obscur d'une peau blanche et de longs cils noirs, toile vierge où pouvaient se dépeindre mille et une émotions, où même la haine paraissait pure – endormi, inexpressif. Nul ne pouvait se préparer à l'ineffable déception que causait cette vision ; pourquoi Diable un si beau minois ne daignait-il donc pas offrir au monde la vue d'une pléthore d'émotions pour unique et ravissant spectacle ? Alors que la déception laissait place nette à l'amertume, l'on se sentait en droit de soupirer, dans de muettes complaintes, que la chance n'était définitivement pas de notre côté. Après tout, qu'est-ce-que l'Homme beau, si ce n'est un art sur lequel il est obligatoire de poser les yeux ? Et que devient cet art, sacré et pourtant tabou, lorsqu'il ne respecte pas les règles implicites que la société a sur ses épaules posées ? Et quand est-ce-que l'art l'emporte sur l'Homme et garde avec lui dans la tombe tous les droits et les considérations dont jouissent ses semblables ? Quand donc est-ce-que l'Homme devient art, puis objet, puis convention ?

Les questions se succédèrent, rieuses, sans but ni cohérence. Une fois encore ; rien n'avait de sens, après tout. Et il était inutile d'aller le chercher dans les méandres de cette indicible folie qui assombrit l'esprit dès qu'il baisse sa garde. Pourtant, il est si compliqué de ne plus penser ; la volonté n'a aucun des pouvoirs qu'elle feint ou quelle désire, et chacune de ses tentatives ne fait que décupler les questionnements, les non-sens, les réflexions. Ils se chevauchent et s'entrechoquent, dans cette cacophonie illusoire qui pollue l'esprit et altère l'intelligence, jusqu'à ce que le désordre n'atteigne son paroxysme, et ne redevienne

(Vint le dernier frémissement, plus violent que tous les autres. Brusquement, les deux immenses yeux céruléens de la colombe éveillée dans le poing s'ouvrirent).

Et Ruben se réveilla.

[...]

Hagards, ses yeux ternes devinèrent à peine les contours de sa chambre où filtraient pourtant déjà, à travers de fins rideaux blancs, les premières lueurs du soleil. Il découvrit dans une semi-stupéfaction qu'il était en sueur, quand bien même ce rêve n'avait pour lui qu'un léger arrière-goût de cauchemar. Ç'avait été, tout au plus, une... curieuse manifestation de son cruel manque de sommeil. Rien de plus, rien de moins – et le doux visage qui avait hanté cette périlleuse nuit s'effaçait déjà de son esprit. Alors qu'il arrachait péniblement son corps détrempé aux bras doux et aimants de son lit, son réveil (une entraînante mélodie peu avare en trombones et trompettes, seyant davantage à l'après-midi) le secoua d'un brusque sursaut.

KovaOù les histoires vivent. Découvrez maintenant