Prologue

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28 avril 1872, Ilyria

Une forte odeur de poudre flottait dans l'air du soir. La nuit avait troqué sa douce couverture d'encre piquetée d'étoiles pour un manteau sombre et lugubre. Un épais nuage de poussière asphyxiait les constellations et pesait sur le bourg comme une chape de plomb.

Le silence tranquille et rassurant du petit village avait lui aussi disparu, piétiné par le martellement des bottes sur la terre battue. Des hurlements s'élevaient de nulle part et de partout à la fois, à tel point que les murs eux-mêmes résonnaient de douleur et de terreur. D'autres voix distribuaient des ordres secs qui claquaient comme des coups de fouet. Soudain, une rafale de détonations déchira l'air dans un vacarme assourdissant.

Le silence qui retomba était si lourd et oppressant qu'on aurait pu croire le monde devenu sourd. Au bout de quelques secondes pourtant, l'orchestre infernal de cris reprit de plus belle, allant crescendo.

La silhouette malingre d'un petit garçon errait entre les maisons basses aux toits d'ardoise bancales et aux murs de torchis sales au milieu de ce chaos. Vêtu d'une chemise grise délavée bien trop grande pour lui et d'une culotte de toile usée, il titubait sur ses pieds nus dans les allées poussiéreuses. A chaque pas, ses bras malingres se serraient convulsivement autour d'un ourson en peluche dont l'oreille gauche manquait et les boutons des yeux étaient dépareillés. La fumée lui piquait les yeux mais il ne faisait rien pour essuyer les larmes qui coulaient sur ses joues. Comme un naufragé accroché à son radeau de fortune, il refusait de desserrer même un instant son étreinte autour de son ourson.

- Mama... Papa...

Sa voix tremblante peinait à franchir la barrière de ses lèvres. Il répétait timidement son appel, comme s'il n'était pas certain de vouloir vraiment attirer l'attention. Cet appel désespéré reflétait toutes les émotions qui l'agitaient, plus qu'il n'aurait pensé son cœur, si petit, capable d'en contenir. L'espoir et la peur se disputaient la volonté de retrouver ses parents sous les yeux de l'incompréhension qui cherchait un sens à ce qui se déroulait sous les yeux du garçon. La colère était encore faible et timide ; tapie tout au fond, elle guettait son heure.

Mais il était temps d'agir. Serrant de toutes ses forces son ourson sous son bras pour ne pas le faire tomber, il essuya tant bien que mal ses joues humides et dirigea son pas incertain vers la grande place du village. C'était celle avec la fontaine qu'il aimait tant et où sa mère venait au marché tous les matins.

Il sursautait à chaque coup de feu qui claquait dans l'air nocturne, et serrait chaque fois un peu plus sa peluche contre lui. Il cherchait des yeux un visage, un signe, quelque chose de familier dans ce décor qui lui paraissait plus terrifiant et plus étranger que jamais. Les détonations se faisaient de plus en plus nombreuses, plus fréquentes, et semblaient toujours plus proches. Le petit garçon tremblait bientôt plus qu'une feuille prise dans la tempête, et ses jambes peinaient à le porter.

Il esquissa encore quelques pas incertains avant de s'arrêter de nouveau. Il se balançait d'une jambe sur l'autre, hésitait. Fallait-il continuer encore vers le centre du village, d'où ces horribles hurlements semblaient venir ? Ou alors fallait-il rebrousser chemin et revenir à la maison ? Maman lui avait dit de se cacher et de rester là-bas après tout. Mais il avait entendu maman crier, et il avait eu peur.

Tout à coup, un vieillard surgit de la ruelle à sa gauche et trébucha maladroitement sur les pavés inégaux. Il se rattrapa à l'angle d'un bâtiment et se main frêle laissa sur le torchis une trace vermeille. Ses jambes maigres aux genoux cagneux cédèrent sous son poids et il s'affala contre le mur. Il releva la tête et croisa le regard du garçon, qui le reconnut alors. Il s'agissait du père Vlad, le doyen du village. Il était trop vieux et trop faible pour travailler aux champs alors il passait son temps à raconter des histoires aux enfants sous le grand arbre à l'orée du bourg. Il leur transmettait ainsi sa connaissance des choses qui vivaient et poussaient sur la terre.

En cet instant, il ne restait plus rien de l'ancien sage dans la silhouette hagarde du vieil homme qui faisait face au petit garçon. Sa figure ridée se tordait de douleur et sur son habit blanc s'étalait au niveau de la poitrine une tâche couleur de vin. Celle-ci se soulevait par saccades et une violente quinte de toux finit par plier en deux sa carcasse au supplice. Le gamin s'approcha doucement de lui, animé des restes d'un respect mêlé de crainte. Il brandissait son ours en peluche comme un bouclier entre eux. Le regard du père Vlad croisa alors le sien et il tendit vers lui une main tremblante. Les yeux de l'enfant se fixèrent sur ces longs doigts fins à la peau parcheminée. Il était comme hypnotisé. De petits ruisseaux écarlates dévalaient les phalanges diaphanes jusqu'aux ongles, d'où ils se jetaient sur le sol en parodie de cascades.

Une goutte s'écrasa sur le visage de la peluche, juste sous l'œil droit, et brisa l'étrange fascination du petit garçon. Son regard allait et venait entre les traits tirés de son vis-à-vis et ceux de sont ourson. La voix du vieillard s'éleva, à peine plus qu'un murmure :

-Petit..., souffla-t-il.

Le gamin recula. La peur l'avait emporté dans son cœur, noyant tous les autres sentiments dans une vague glacée. Il porta les mains à ses oreilles pour étouffer les sons et ferma les yeux aussi fort qu'il le put pour effacer la vision cauchemardesque qu'était devenu son village. Il ne voulait plus voir la tâche rouge effrayante, plus entendre les cris qui le faisaient frissonner. Il voulait la douce étreinte de sa mère, sentir son parfum fleuri et la caresse de ses cheveux sur sa tempe. Ses larmes roulèrent de plus belle en sillons salés sur ses joues poussiéreuses. Le râle, l'appel presque imperceptible du grand-père revenait sans fin à ses tympans en une litanie incessante.

Un bras puissant s'enroula alors autour de sa taille et il se sentit soulevé dans les airs. Surpris, l'enfant ne pensa pas à se débattre et rouvrit grand les yeux sur le profil droit d'un homme aux yeux clairs. Sa barbe de plusieurs jours rejoignait sur les tempes des mèches d'un blond cendré et une fine cicatrice barrait son arcade droite, juste sous la ligne du sourcil. Ce détail lui permit de reconnaître l'inconnu : c'était l'homme qui habitait tout au bord du village, dans la maison près de la rivière. Quelque peu rassuré par cette découverte, le petit garçon reporta son attention par-dessus l'épaule de celui qui l'emportait, vers la rue où le père Vlad se tenait toujours. Des hommes, des soldats, avaient déboulé d'une ruelle et formaient à présent un demi-cercle autour de lui. C'était la première fois qu'il en voyait d'aussi près. Ils étaient tous grands, impeccablement sanglés dans des uniformes bleu nuit et dégageaient une puissance martiale qui hérissa les poils sur ses bras. Les canons des fusils lui semblaient des serpents prêts à mordre.

Le groupe en armes resserra son étau autour du vieillard qui ne tentait plus de fuir. Son visage fatigué arborait un air profondément triste qui bouleversa le garçon. Sur un signe de tête d'un des membres de l'escouade, celui qui avait l'air d'être le plus jeune s'avança d'un pas. Le spectateur insoupçonné de la scène retint son souffle. Lentement, comme au ralenti, il vit le soldat lever son arme et la pointer sur la poitrine du doyen. L'acier accrocha l'éclat de la lune et éblouit l'enfant. Comme il expirait, la baïonnette retomba, lourde et impitoyable. Il voulait s'en détourner et pourtant, balloté contre l'épaule solide qui l'emportait au loin, il ne pouvait se résigner à quitter des yeux ce spectacle funeste.

Le métal froid de la lame transperça la chemise déjà déchirée du vieil homme, qui s'écroula comme une poupée de chiffon sur le sol dur. Le petit garçon et son porteur tournèrent à l'angle d'une rue, puis d'une autre, et disparurent aux regards des soldats qui ne prirent pas la peine de les poursuivre.

Leur traque était terminée et, à l'aube, quand le soleil paraîtrait à l'horizon au-dessus des collines, ses rayons d'or ne réchaufferaient plus que des foyers de braises mourantes et des ruines désertes. Oui, ils finiraient ce qu'on attendait d'eux avec l'efficacité qui les caractérisait. Ils ramèneraient le calme dans les campagnes, qu'une vague d'émeute avait agité, pour un peu de pain qui manquait sur les tables.

Une dernière salve déchira l'air du soir au-dessus de la grande place avant de laisser enfin place au silence.

Vents ContrairesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant