En dépit de ses résolutions, Anastasia fut la première à détourner les yeux. Elle sentit le rouge lui monter aux joues et s'éloigna de quelques pas pour reprendre contenance et ses esprits. Elle inspira profondément pour chasser le sentiment de gêne qui montait en elle. « Tu es ridicule, se morigéna-t-elle, remets ce vaurien prétentieux à sa place et retourne danser ». La jeune fille s'apprêtait à faire volte-face et à servir à ce serveur une scène mémorable lorsqu'une pensée trouva son chemin au milieu de ce sursaut d'orgueil. Il y avait peut-être mieux à faire.
Emplie d'une nouvelle résolution, elle revint sur ses pas et contourna la table pour se planter devant le mystérieux valet. Dans son esprit, l'image d'un adolescent ébouriffés se superposa dans son cerveau à la silhouette guindée qui se tenait devant elle. Ana se campa, les mains sur les hanches, et attaqua :
- Que faites-vous ici ?
Son vis-à-vis ne pouvait plus ignorer son envahissante présence. Lorsqu'elle lui adressa la parole, il sursauta comme si on l'avait piqué au fer rouge.
- Je...je... je suis pour.... Ici pour le service, bafouilla-t-il.
- Mademoiselle.
L'inconnu du parc fronça les sourcils et les haussa presque simultanément, ce qui donna lieu à une étrange grimace. Ana pinça la bouche pour retenir le rire qui lui chatouilla les lèvres.
- Vous n'êtes de toute évidence pas un domestique. Lorsque vous vous adressez à quelqu'un qui vous est supérieur, vous devez les appeler « Monsieur », « Madame » ou « Mademoiselle ».
Les mâchoires du valet improvisé se crispèrent mais la jeune fille continua sans y prêter attention :
- C'était vous au Jardin n'est-ce-pas ? Comment vous appelez-vous ?
Le jeune homme répondit du bout des lèvres, avec une mauvaise grâce évidente. Il articula le dernier mot avec une exagération insolente.
- J'vous ai jamais vu, et j'suis qu'un garçon d'auberge. Pas d'intérêt pour vous ma-de-moi-selle.
- Je ne vous crois pas.
- Vous êtes p'tetre pas aussi mémorable que vous le pensez mam'zelle...
- Je suis sûre que c'était vous.
Ana fronça les sourcils. Cet énergumène commençait à lui chauffer les sangs. De quel droit osait-il ainsi se moquer d'elle ? Avait-il seulement idée de celle qu'il insultait avec tant de désinvolture ? La jeune fille avisa un groupe en uniforme à quelques mètres d'eux. Elle n'avait qu'à élever la voix pour que cet homme soit traîné hors de la pièce et mis aux fers quelques heures pour son impudence. Mais dans ce cas elle ne pourrait plus rien en tirer. Elle avait toujours son carnet à dessins, peut-être pouvait-elle s'en servir pour l'inciter à accéder à sa demande... et s'excuser au passage.
Un fin sourire aux accents carnassier étira ses lèvres. Ana savait qu'en dépit de ses dénégations, l'artiste à l'écureuil l'avait parfaitement reconnue. Son animosité à son égard était bien trop personnelle pour qu'il en soit autrement, elle en était désormais convaincue. Il lui fallait maintenant manœuvrer pour amener le malotru à se plier à ses désirs. Une petite humiliation par-dessus le marché ne serait sans doute pas essentielle, mais elle vengerait son orgueil piétiné par l'indifférence de cet arrogant. Elle qui avait attiré tous les regards et les compliments des hommes ce soir avec sa flamboyante robe grenat.
- Vous ne voulez peut-être pas reconnaître que vous étiez là-bas l'autre soir... Auriez-vous des choses à cacher ?
Les parties de bridge avec Martha lui avait appris à bluffer. Il était temps de mettre en pratique cet entraînement. Qui qu'il soit, ce garçon n'avait pas la capacité de Julian à lire en elle comme dans un livre ouvert, il y avait donc fort à parier qu'il se fasse avoir. Ana croisa les doigts dans les plis de sa jupe pour mettre toutes les chances de son côté. Le triomphe éclaira son regard lorsqu'elle remarqua la ligne crispée du cou et de la mâchoire du faux domestique. La jeune fille ne se laissa pas abuser par son haussement d'épaules nonchalant ; elle avait mis le doigt sur quelque chose. Il n'y avait plus qu'à exploiter cette faille à son avantage.
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Vents Contraires
Ficción históricaNous connaissons tous de glorieuses histoires de Révolutions, où un peuple opprimé se rassemble pour renverser un pouvoir tyrannique et vivre enfin libre et heureux. Mais la réalité n'est pas aussi héroïque. Derrière toute révolution, il y a des hom...