24 mai 1885 – 13 ans plus tard
Le soleil glissait paresseusement dans le ciel de cette soirée de printemps, inondant les quelques nuages de rayons d'or rosés. Il plongerait bientôt dans l'océan de verdure qui courait sur des dizaines de kilomètres à l'ouest de la ville disparaîtrait par-delà l'horizon. Alec avait toujours aimé ce moment où l'orbe incandescent embrasait une dernière fois les feuilles dans sa lumière flamboyante avant de laisser place à la nuit et à ses activités bien moins rutilantes.
Sur la petite colline qui se trouvait tout à fait au bord de la cité se trouvait une auberge, dont la renommée dans le coin n'était plus à faire. Adossée à la pente comme un habitué au comptoir, elle offrait depuis sa petite terrasse en bois une vue imprenable sur les toits de la ville et les dernières lueurs du jour. C'était de là qu'Alec observait ce spectacle. Appuyé à la rambarde, il fixait la limite du monde, là où le ciel touchait la cime des arbres tandis que l'obscurité descendait peu à peu autour de lui.
Derrière lui, assis autour d'une table en bois grossier, quatre hommes jouaient aux cartes en vidant généreusement entre chaque manche la bouteille qui trônait sur la table. L'un d'entre eux tenait une cigarette entre ses lèvres pincées, dont la lueur rougeoyante éclairait sa mâchoire carrée chaque fois qu'il aspirait une bouffée de tabac.
Pour ces camarades, rien ne valait une bonne partie de cartes, « à la fraîche », loin de la chaleur oppressante de l'usine, arrosée d'une bonne dose de vin sous l'immensité du ciel. Le gars à la cigarette releva la tête de son jeu et interpella celui qui se tenait toujours contre la barrière :
- T'auras beau le surveiller mon pauvre Alec, il r'viendra pas par ce côté-là mon gars !
L'alcool avait exacerbé leur sens de l'humour et ses compagnons, hilares, le congratulèrent pour son trait d'esprit à grands coups de claques dans le dos. Le voisin du fumeur, qui semblait bien plus sobre que ses collègues, leva les yeux au ciel avant de poser ses cartes sur la table. Il calma les protestations qu'avaient fait naître ce geste d'un signe de la main et se leva pour aller s'accouder à la rambarde aux côtés du jeune homme. Ils restèrent ainsi en silence de longues minutes, durant lesquelles les trois autres finirent par reprendre la partie sans lui.
Ignorant leurs bruyant camarades, les deux hommes contemplèrent ainsi côte à côte la nuit prendre lentement possession de ses droits. Comme l'obscurité était assez épaisse pour masquer à demi son expression, Alec brisa le silence :
- Crois-tu que ce soir changera réellement quelque chose Sergeï ?
Bien qu'il le distinguât à peine, il sentit que son compagnon sourit avant de répondre :
- Ne doute pas jeune camarade. Ce soir va changer plus que tu ne peux l'imaginer. Car ce soir nous mettons en route quelque chose que rien ne pourra arrêter. Nous entamons un nouveau chapitre de l'Histoire, dont nous serons les auteurs.
Alec hocha la tête, le regard fixé sur la Coupole de l'Opéra que l'on pouvait apercevoir à demi, illuminée par les innombrables lampadaires suspendus le long de la corniche de pierre. Il inspira profondément et ses doigts se resserrèrent autour de la balustrade, à en faire blanchir ses phalanges. Oui, ce soir ils allaient montrer à ces porcs gâtés que le monde changeait. Les agneaux devenaient les loups. Le jeune homme se redressa et, après avoir saluer d'un signe de tête les joueurs toujours attablés à leur partie de carte, suivit son compagnon à l'intérieur de l'auberge.
La salle principale, tout en longueur et basse de plafond, dégageait son habituel parfum de bière et de transpiration rance et résonnait du brouhaha inintelligible des habitués. Les deux compères adressèrent en passant un geste chaleureux à l'attention du propriétaire des lieux qui astiquait son comptoir étonnamment propre. Puis ils sortirent dans la nuit et disparurent dans les ruelles étroites du quartier. Ils marchèrent côte à côte en silence de longues minutes. Leur objectif se situait au cœur de la ville. En chemin, ils ne croisèrent que quelques ivrognes qui titubaient sur les pavés et admiraient le mince croissant de lune et quelques filles qui attendaient sous leur lanterne rouge en jouant de l'éventail.
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Vents Contraires
Historical FictionNous connaissons tous de glorieuses histoires de Révolutions, où un peuple opprimé se rassemble pour renverser un pouvoir tyrannique et vivre enfin libre et heureux. Mais la réalité n'est pas aussi héroïque. Derrière toute révolution, il y a des hom...