Chapitre 1

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   « Y a pas à dire, ils ont beau faire, ils ont beau y mettre toute leur science, après des décennies de recherche, ils ont beau se targuer de bons sentiments, luttant pour le bien, notre santé, pour sauver notre monde comme ils disent, y a pas à rechigner, leur Bloody-Soy est bien loin du compte.

   « Je préférerais vous dire le contraire, vous vendre ce produit comme un miracle de la science et de la gastronomie, comme le substitut parfait pour tout bon végétarien dont la psyché et les rêves demeurent hantés par le souvenir de quelque bavette sanguinolente, mais ce serait fort malhonnête de ma part, et je ne suis pas de leurs sbires. Je suis indépendant. J'étais là bien avant la naissance de leur firme, et à moins d'un accident fortuit, ou d'une cabale de mes pairs, je serai encore là quand ils seront réduits aux cendres. Non, il faut dire ce qui est, sinon ce serait porter préjudice à notre cause, leur « sang-de-soja », c'est une arnaque, une simple eau ferrugineuse mêlée à un cocktail secret d'épices torréfiées. Pourtant, je vous l'assure, je suis leur premier supporter, leur meilleur soutien, la plus intransigeante exigence.

   « Je ne suis pas de ces écolos de salon, ni de ces bourgeois moralisateurs, non, je suis d'un autre bois, d'une autre essence, je suis une erreur de la nature, une horreur, un errant, baptisé dans le sang, pour le sang, de cette race aux mœurs cannibales qui s'est fourvoyée dans la prédation carnassière. Je suis la dualité incarnée, je suis.... »

   Le dictaphone bipa deux fois avant de s'éteindre. Avait encore oublié de le mettre en charge et l'appareil s'était arrêté au beau milieu d'une envolée lyrique qui n'avait rien à faire là. Dès qu'il improvisait, « à l'instinct » comme il disait, ses propos bifurquaient vers des chemins intimes jusqu'à atteindre des limbes inattendues, bien loin de l'objectivité qu'on pouvait attendre, voire exiger d'un journaliste.


   La nuit était bien avancée, les premières lueurs blafardes d'une journée hivernale ne tarderaient pas à pointer leur pâle lumière. Il devrait tout reprendre le lendemain. Deux jours lui restaient pour présenter son article au comité de rédaction. Il bâilla comme un lion épuisé par ses conquêtes, se servit un grand verre de Bloody-Soy qu'il but à moitié, versant, la mine écœurée, le reste dans l'évier immaculé où le liquide couleur de sang noir s'écoula tout doucement.

Double VOù les histoires vivent. Découvrez maintenant