Chapitre 4

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Au carrefour des Carpates méridionales et orientales, montagnes sauvages, indomptables, indomptées, où rodent des hordes d'ours affamés que les plus hardis aiment à goûter en steak à la chaleur de quelque auberge reculée, où les loups hurlant confèrent au silence de la nuit une terreur granitée, au milieu des sombres conifères enneigés desquels semblent jaillir crêtes tranchantes et rochers acérés, sur un piton rocheux dressé sur le flan de la montagne que jamais les rayons du soleil ne venaient effleurer se tenait, fier et modeste, le château de Bran. Le Comte en avait fait depuis des siècles, par quelque calcul fiscal et du moins sur le papier, sa résidence principale, sa demeure officielle. De l'extérieur, le château témoignait de quelque charme à la la fois coquet et baroque. Les hauts murs de pierres blanches étaient tressés en leur sommet de colombages de bois sombre. Les tours et tourelles qui s'élevaient avec austérité soutenaient un assortiment de toits, de coupoles, de flèches et de beffrois de tuiles rosées qui reconnaissait à chacune, comme dans une saine famille s'il en est, sa singularité. Fenêtres, meurtrières et couleuvrines, par certaine illusion géométrique, finissaient de ponctuer le tableau. En cette soirée d'automne, malgré la tempête déferlante, âtres, flambeaux et chandeliers brûlaient de tous feux.

Neil Wagner, dans la cour principale, saluait civilement les autres convives, mais n'en reconnaissait pas un seul.

« Les nouvelles générations, se disait-il, ça pousse comme des pâquerettes après la pluie. »

Il erra longuement à la recherche de mines familières, s'engouffrant dans le labyrinthe de portes, de couloirs et d'escaliers, longeant la salle d'armes où il aperçut Von Krolock qu'il préféra esquiver. Celui-là aurait à coup sûr tenté de le brancher sur son délire pervers du moment. Même s'il lui reconnaissait un certain génie créatif, cela pouvait attendre quelques heures. Il continua son chemin, direction la Tour du Comte. La coutume voulait en effet que l'on se présente dès l'arrivée au Comte en personne, grand patriarche qui rassemblait là, traditionnellement, toute son engeance. C'était un peu comme un recensement. Le Comte, droit, immense, après avoir plongé dans votre âme, vous saluait avec félicité alors que ses succubes, qui prenaient note, plume en main et encrier, sur des volumes de parchemins effacés, vous lorgnaient d'un étrange et déroutant regard qui parvenait à mêler concupiscence et abjection.

Neil Wagner fut fort surpris de trouver le Comte seul, lui tournant le dos, enfoncé dans un molletonneux fauteuil couvert d'un velours bordeaux, les pieds nus près du foyer flamboyant, un grand verre de vin à la main. Neil appréhendait le regard des succubes. Bien qu'elles ne fussent pas là, il ne se sentit nullement soulagé car il comprenait bien qu'il y avait quelque chose qui allait de travers.

« Un rat ! Un rat ! Maugréait le Comte. Tout ça, ces efforts, l'œuvre d'une vie pour finir comme un vieux rat !

La colère avait soulevé sa voix, si bien que les portraits aux murs avaient paru trembler. Neil avait sursauté, cela du moins était certain, ce qui avait permis au Comte de remarquer sa présence.

« Neil Wagner ! Se réjouit-il soudain, enfilant son verre d'un trait avant de le déposer sur une table basse que le fauteuil cachait à l'invité, puis, se levant avec une incroyable vivacité embrassa chaleureusement Neil, surpris par la puissante haleine de tanins fruités qu'il respira.

« Apporte-moi quelque bonne nouvelle ! J'en ai cruellement besoin.

Il avait baissé les yeux en soufflant ces dernier mots, sa joie soudain engourdie pas un ressac de désespérance.

« As-tu vu en bas ? Ça grouille comme dans les hypers, le métro ou les égouts. Des rats ! Une assemblée de rats ! Avec ma personne pour géniteur premier ! Un vieux rat !

Ce disant, il avait sorti comme de sa manche un second verre à pied et une inestimable bouteille de vin français vide aux deux-tiers. Neil le regardait faire avec un mélange de respect sincère, d'amour filial, d'admiration forcée et de profonde crainte.

« Mon château est bien trop étriqué pour recevoir tant de monde. Te rends-tu compte ? Bâtir un empire et se montrer incapable de recevoir dûment sa propre famille ! Je me suis laissé déborder Neil. Du coup mes femmes sont parties réveiller les bohémiens pour qu'ils me ramènent tout ce qu'ils peuvent comme tables. Mais on ne sait même pas combien il en faut.

« Sacré problème d'algèbre, osa commenter Neil, un léger sourire au coin des lèvres qui brillait également dans son regard espiègle.

Alors, piqué par l'ironie qu'il avait cru deviner dans la remarque, le Comte entra en une effroyable fureur. Il leva subitement le bras gauche à l'horizontal, et d'un mouvement du poignet, souleva un vent glacial qui traversa la pièce, emporta la bouteille qui explosa au mur en un impact sanguinolent, arracha le feu à l'âtre et aux chandeliers qui fumèrent comme après une sauvage incinération et claqua la porte en un fracas où tout le château trembla.

« Oses-tu ?! Le Comte, en un éclair, s'était placé, gigantesque, face à Neil. Ses yeux, dans la soudaine et abyssale obscurité, émettaient une intense et menaçante lueur rouge, une lueur de bûcher, une lueur de charnier. Son haleine, soudain fétide, nauséabonde, crachait les derniers miasmes de charognes maudites.

« Neil Wagner ! Oses-tu ?! Répéta-t-il d'une voix qui éclata dans les tympans de celui à qui elle s'adressait comme un tromblon à bout portant.

Neil ne se laissa pas démonter.

« Jamais mon Comte, si je n'avais de solution à vous apporter. »

 Il savait bien que le problème n'était pas juste le nombre de tables. Il savait bien que derrière cela, ce qui était en jeu, c'était la survie de leur espèce, de leur lignée.

Double VOù les histoires vivent. Découvrez maintenant