Chapitre 1 - Adrian

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Je ne pouvais détourner le regard de la toile immense qui s'étirait sous mes yeux derrière la vitrine de la galerie.

Et avec elle, le chaos de souffrance et de colère qu'elle vomissait en larges aplats furieux. Il y avait tellement de génie dans ces coups de pinceaux furieux, tellement de sensibilité à fleur de toile, que moi l'animal à sang froid, ce type réputé incapable d'exprimer la moindre émotion ni encore moins d'en ressentir, j'avais pour une fois simplement cessé d'admirer quelque chose qui me dépassait pour me laisser happer par la passion de son auteur.

On était en route pour l'aéroport quand elle avait attiré mon attention alors que je songeais aux nouvelles menaces de mes compatriotes. Elle exprimait très précisément la colère que je ressentais à cet instant-là.

Mieux que ça : elle m'avait fait l'effet d'un énorme poing dans la gueule. Un de ceux qui assomment et réveillent à la fois. De ceux que je me prenais quand j'avais commencé à m'entraîner mais que je parvenais désormais à éviter et surtout à rendre quand le besoin se faisait sentir.

N'empêche que même si on avait de la marge, mieux aurait toutefois valu éviter de s'arrêter devant la vitrine de cette galerie qui n'avait en théorie rien qui justifiait que je m'y attarde. Ni sa compression de César ni ses deux tableaux de Dubuffet. Ni même une mosaïque plutôt originale d'Invader. C'était une galerie de province pour notables désireux de placer leur argent en lâchant ensuite nonchalamment le nom de l'auteur de l'œuvre à leurs amis, au cas où ces derniers n'auraient pas été capable de reconnaître et de chiffrer par eux-mêmes.

On a complètement flashé sur ce Combas (80.000 au fait, juste histoire que tu le saches... parce que je suis riche mais pas au point de ne pas te glisser la somme).

Je n'avais rien à y faire, j'avais été trop pauvre enfant, j'étais trop blindé désormais. Pourtant j'avais sèchement ordonné au chauffeur de s'arrêter et de se garer au beau milieu du secteur piétonnier dans lequel le SUV sombre n'était pas davantage à sa place.

La toile était géante, sobre mais furieuse malgré l'usage de trois couleurs seulement. Elle ravalait Rothko au rang de créateur de papiers peints bon à jeter et pour une fois elle parlait à l'homme plus qu'au collectionneur. Celui que j'étais devenu à mesure que je m'élevais dans l'échelle sociale et qui ne s'embarrassait plus, depuis des années, à acheter en dehors du circuit des super riches, par l'intermédiaire de marchands dédiés et d'agents d'artistes.

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En temps normal, j'aurais fait appel à l'un de ces intermédiaires en me contenant de leur donner l'adresse de la galerie et de se demmerder. Le prix m'importait peu quand je désirais une œuvre : de toute façon, je pouvais acheter n'importe quelle bouse, j'étais assuré de retrouver mon investissement multiplié par le simple fait que justement, je l'avais achetée.

Mais là, j'étais devant la vitrine, à fixer ce mur comme un type qui n'aurait eu que ça à faire, s'adonner à la contemplation, et je ne voulais pas repartir sans avoir la certitude que la toile repartirait avec moi.

La galerie paraissait déserte, peut-être même encore fermée aux visiteurs et clients. Mais, juste devant le tableau qui retenait toute mon attention, j'avisais un bureau sur lequel était posé l'écran géant d'un Mac et derrière lui, une femme qui était assise. Seule dépassait sa chevelure brune attachée en un chignon haut, typique d'une génération qui n'était pas la mienne.

Alors qu'elle tendait la main pour attraper son téléphone, le mien se mît à vibrer et je décrochai, en même temps qu'elle portait le sien vers son visage que je ne voyais pas.

Comme si nous étions en train de converser l'un avec l'autre de part et d'autre de cette vitrine.

Ce faisant elle pivota sur sa chaise de bureau capitonnée et son visage caché jusqu'alors derrière l'écran géant de son ordinateur m'apparut.

Elle était à couper le souffle. La découvrir devant ce tableau qui venait de m'arracher les tripes était comme un deuxième coup de poing dans ma tronche pas commode.

Sauf qu'elle devait avoir la moitié de mon âge et qu'à part si elle faisait son stage découverte, elle n'avait probablement rien à foutre dans une galerie d'art contemporain à 9 heures du matin.

C'est précisément à ce moment que son regard croisa le mien tandis qu'elle souriait à son interlocuteur, glissa sans s'y attarder avant de s'en écarter, comme si elle n'attachait aucune importance à cet événement.

Pas dupe.

Tout en répondant avec un ennui croissant à Iourakine qui tentait vainement de me faire revenir sur mon refus de lui ouvrir l'accès à Kryptos, je commençais à compter intérieurement.

3... 2...1...

J'observai tranquillement les traits de son visage de madone baissé. La finesse de l'arrête de son petit nez. Elle aussi était une œuvre d'art.

Zéro. Fini de jouer. Je t'ai trouvée.

Elle releva les yeux dans ma direction et malgré le reflet du soleil sur la vitrine, je vis ses lèvres s'ourler légèrement vers le haut, en un sourire de sphynx mêlant amusement et défi et qui, je le savais avec certitude, m'était destiné à moi et pas à la personne avec laquelle elle continuait d'échanger.

16 ans ? 18 et une puberté tardive au mieux. Pas l'âge pour que je la regarde, ça c'était certain.

Entre ce tableau qui m'avait fait vriller et mon intérêt pour une gosse qui n'avait probablement jamais vu d'autre homme nu que son père ou un frangin quand elle avait 3 ans, j'étais officiellement en train de péter un plomb devant cette vitrine. J'avais sans doute besoin de sommeil et je me promis d'y songer une fois que la rencontre avec les ministres de l'Intérieur et des Armées et tous les collaborateurs qu'ils avaient certainement conviés aurait eu lieu.

Pour l'heure, j'étais excédé par l'attitude des Russes, le chantage minable auquel ils essayaient désormais vainement de se livrer pour accéder à Kryptos mais alors que j'envisageais de raccrocher au nez de Iourakine, je lui retournai son regard.

Mais pas son sourire. Parce que le désir absurde et violent qui me traversa subitement me donna envie de la baiser sans sommation et de regarder ses yeux se troubler pendant que je la goûtais. Certainement pas de lui proposer de jouer à action ou vérité ou de lui conter la sérénade en lui offrant des Kinder suprise ou des head bands à paillettes.

Je raccrochai sans plus écouter toutes ces conneries et lui adressai un bref salut de la tête avant de me diriger vers la porte d'entrée vitrée de la galerie.

J'avais un avion à prendre mais ce n'était que partie remise.

Finalement le tableau ne serait pas suffisant.

Parce que je voulais les deux. Le tableau, bien sûr. Et, même si cela me faisait passer pour un pervers en manque de chair fraîche, y compris à mes propres yeux, je voulais aussi la fille.

Le noir est une couleurOù les histoires vivent. Découvrez maintenant