Il s’est un peu perdu. Comme si c’était possible dans cette ville, il a réussi à se retrouver dans un quartier qu’il ne reconnait pas. Et dans ce quartier, il y a un resto chic dont les derniers clients sont en train de repartir et les poubelles en train de sortir. Une aubaine ! Il attend patiemment dans l’ombre que le plongeur retourne à l’intérieur pour sauter la grille et jeter un coup d’œil dans les bennes. Mais il a dû roter ou un truc dans le genre, parce que le plongeur se tourne brusquement vers lui et le toise un moment. Merde ! Grillé comme un bleu. Le plongeur retourne dans les cuisines en laissant la porte ouverte. Soit il va sortir d’autres poubelles, soit il est en train d’appeler les keufs. L’homme fourmi atomique attend. Si c’est les flics, il n’a encore rien fait d’illégal. On ne peut quand même pas le coffrer pour avoir respiré l’odeur des poubelles quand même, merde. Pour état d’ivresse par contre… Il n’a pas le temps d’y réfléchir plus avant. Le plongeur est ressorti suivi d’un bourge en costume-trois-pièces-nœud-pap tellement étriqué qu’on dirait un pingouin. Le premier pointe du doigt vers lui et le second le repère aussitôt. L’homme fourmi atomique sent qu’il va avoir des emmerdes.
Le pingouin traverse la rue. L’homme fourmi atomique ne bouge pas. Il n’a rien fait, il n’a pas à se cacher. Qu’est-ce qu’il veut ce connard de bourgeois, de toute façon ?
« Excusez-moi, mon vieux, mais mon employé vient de me dire que vous étiez là. Ne le prenez pas mal, mais si ça vous dit, on a de sacrés restes du menu de Noël. Et on n’a plus de clients pour les manger, alors si vous avez faim… »
L’homme fourmi atomique le regarde un moment sans bouger, parce qu’il sait que s’il dit quelque chose, il va exploser en larmes. En larmes de stupéfaction. Plus d’un bourge lui a jeté une pièce avec mépris mais, jamais, au grand jamais, un promeneur de costume-trois-pièces ne lui a fait preuve de véritable compassion. Il hoche la tête frénétiquement. Les bouteiles s'entrechoquent dans son pack. Le bourgeois baisse les yeux dessus. Merde ! Merde-merde-merde !
— Vous pouvez continuer à la bière si vous voulez, mais on a une montagne de bouteilles de champagne débouchées là-dedans. »
Et il lui tourne les talons. L’homme fourmi atomique le suit de près, sa bouteille à moitié vide serrée dans sa main. Non, à moitié pleine.
Dedans, c’est Byzance. Déjà, il fait chaud. Il retire cinq couches de vêtements avant d’être à la bonne température. Le pingouin plisse le nez mais laisse échapper un petit rire innocent qui montre bien qu’il est en train de se faire plaisir. Plafond haut, ambiance lumineuse, tapisserie style-vieux et des putains de lustres qui pendent du plafond. L’homme fourmi atomique essaye de ne pas avoir l’air trop impressionné. Il se laisse conduire à une table que le plongeur est en train de remettre en ordre. Les serveurs sont déjà partis, le plongeur est en train de finir, c’est le pingouin qui fait le service. Et ça défile ! « Verrines de saumon Norvégien – Terrine de foie gras – Chapon rôti aux truffes – Il reste du homard aussi, si vous avez encore faim – On passe au dessert ? – Buche crème fermière – Mignardises de Noël », tout ça arrosé de champagnes, vins rouges dans de vraies bouteilles en verre… Sa bière est toujours à moitié finie, en train de prendre chaud sur la table. La vaisselle est en porcelaine, le pingouin lui fait des courbettes. Quand l’homme fourmi atomique pose sa fourchette, il sait qu’il n’aura pas besoin de manger à nouveau pendant un moment. Une larme de contentement perle à ses yeux, qu’il se refuse à laisser dévaler sa joue. Ce soir, c’est Noël ! Et paix sur la Terre aux hommes qu’il aime… qui l’aime… bref, y a de la joie.
Enfin, la lumière diminue. L’homme fourmi atomique comprend que le pingouin a envie de rentrer chez lui. Tiens, d’ailleurs, le voilà qui s’avance. « Monsieur a-t-il apprécié le repas ? » L’homme fourmi atomique ne sait quoi répondre. Il hoche la tête simplement. Sorti de nulle part, voilà que ses pulls crasseux et sa veste sont sur le bras du pingouin. L’homme fourmi atomique se rhabille aussi vite que son ébriété lui permet, finit sa bière tiède d’un trait, embarque son pack et le voilà à nouveau dans le froid de la rue. Oh, mais le ventre plein, ça change tout. Ça faisait une éternité qu’il n’avait pas bouffé aussi bon. Peut-être même toute sa vie. C’était pas le genre de resto où il pouvait emmener Caroline. Et son vieux était encore plus pingre de son vivant que dans son testament. Quelques rues et une bière plus loin, il arrive à nouveau en terrain connu.
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L'Incroyable Noël de l'Homme Fourmi Atomique
RandomL'homme fourmi atomique se surnomme comme ça depuis qu'il habite rue du Carton sous les Ponts. Comme l'année dernière, il se gèle le cul dans les rues de la ville pendant que tous les caves sont au réveillon de Noël. C'est alors qu'au détour d'une r...