54. 4 février 2019, 22h

184 33 57
                                    


Nico inspire profondément avant de toquer à la porte et d'entrer.

Tobio est installé dans un lit, adossé contre les oreillers. Il a repris quelques couleurs, même s'il a encore l'air éprouvé –au moins, il est au chaud et a sûrement pu manger. Romero repère un fauteuil non loin du lit, et le rapproche un peu pour s'y installer, saisissant la main bandée de Tobio dans la sienne. Il se rappelle du verre cassé aperçu le matin même dans son appartement –Kageyama s'est probablement entaillé les doigts dessus.

Il se demande s'ils auront les mêmes cicatrices. Les siennes se voient à peine, et encore moins quand il strape ses doigts, mais on peut encore distinguer les endroits où son poing avait heurté le miroir, si longtemps auparavant –et les éclats de verre que Bruno avait dû lui retirer un à un avant de panser sa main.

-C'est bon, murmure Tobio. Ça va.

Nico lui adresse un faible sourire. Il a envie de dire des tas de choses, de répéter encore et encore qu'il a eu peur et qu'il se rend compte d'à quel point Kageyama compte dans son existence. Que si Joana a été la femme de sa vie, alors Tobio est l'homme de sa vie et rien de moins –mais la réalité le rattrape trop vite, celle du destin, celle des âmes sœurs.

Malgré tout ce qu'il a appris dans la journée, il n'a pas encore eu le point de vue de Tobio là-dessus. Et il ne tarde pas à lancer le sujet :

-J'ai enfin rencontré ton âme sœur.

Tobio a l'air épuisé tandis qu'il répond, prononçant enfin le nom de celui à qui il est lié :

-Oikawa-san. C'était mon aîné au collège. Mon rival au lycée. Il est parti en Argentine et jouait pour San Juan jusque l'année dernière.

Ça colle parfaitement avec ce qu'avait dit Wakatoshi. Tobio n'a pas de raison de mentir, de toute façon.

-Il ne ressemblait pas du tout à ce que j'avais imaginé, murmure Nico.

J'imaginais quelqu'un de cruel, qui t'aurait rejeté injustement sans un regard en arrière. A la place, j'ai découvert un être humain qui s'est mis en danger pour toi sans y penser à deux fois.

-Tu lui as parlé?

-Oui. Il est quelqu'un de bien, il-

Il saura bien s'occuper de toi.

-Non, contredit Tobio soudain glacial. Il n'est pas quelqu'un de bien.

Les sourcils de Kageyama sont froncés, sa moue encore plus accentuée que d'habitude à cause des marques rougeâtres au coin de ses lèvres. Il a beau arborer son air buté, Nico ne doute pas un instant de ce qu'il a affirmé à Tooru –il finira par pardonner ; tôt ou tard, mais Oikawa a encore trop d'influence sur lui pour sortir de sa vie si simplement.

Il essaie d'insister :

-Tobio, Tooru et moi avons parlé de toi-

-Je veux pas savoir, le coupe sèchement Kageyama. Tais-toi, Nicolas.

Nico n'aime pas quand ses proches utilisent son prénom entier. Ça le rend commun, un peu vide de sens. Ça donne des intonations fâchées et déçues. Mais il ne fait pas d'histoires, et comble le silence en jouant avec la main de Tobio –jusqu'à ce que celui-ci tressaille de douleur.

-Désolé.

Et il ne sait pas ce qui lui prend –un réflexe de quand Rafa se blesse, peut-être, doublé par cette sensibilité particulière à ce type de blessure- mais il porte spontanément la main de Tobio à ses lèvres, et embrasse délicatement ses doigts bandés. Le visage de Kageyama se colore aussitôt d'un rouge profond, et c'est comme s'il n'y avait jamais eu de drame dans la journée tandis qu'il balbutie :

-Que- Qu'est-ce que tu fais ?

-Un bisou magique, répond innocemment Nico, même si son sourire contre les phalanges de Tobio n'a rien d'innocent. Ça aide ?

-Oui, marmonne Tobio.

Alors Romero poursuit, remonte, baiser après baiser, jusqu'à son poignet. Il se dit qu'il regrettera plus tard –et Tobio délaye encore ce moment en le fixant droit dans les yeux, désignant le coin de ses lèvres irritées, les yeux candides et la voix audacieuse :

-Ici aussi ?

Sa bouche. Nico hésite. Tobio lui a fait la promesse qu'il l'embrasserait sur les lèvres le jour où le lien se serait dissipé ; et aujourd'hui que ce lien est plus actif que jamais, il réclame la chose la plus proche possible d'un premier baiser. Peut-être que c'est tout ce qu'ils auront, après tout, maintenant que les âmes sœurs sont de nouveau d'actualité et que cette promesse semble bien, bien lointaine.

C'est un presque baiser, à la hauteur de leur presque relation.

Alors Nico se penche, lui maintient le visage d'une main, et embrasse la commissure de ses lèvres, à droite puis à gauche, sans faillir, essayant de s'imprégner de ce moment où ses lèvres effleurent la peau tendre, chaude et meurtrie –si près, si loin encore pourtant.

Il se demande si ça peut être considéré comme un baiser d'adieu.

-Je suis amoureux de toi, murmure Tobio en portugais quand il s'écarte.

Nico lui rend son sourire :

-Je t'aime aussi. Bonne nuit, mon petit cœur.

Quand il revient dans la salle d'attente, il trouve les autres prêts à partir et qui n'attendent plus que lui. Miwa ramène Oikawa toujours comateux jusque chez lui avant de les redéposer au bas de la résidence qu'occupent Kageyama et Ushijima ; et elle et Wakatoshi déclarent qu'ils rendront visite à Tobio le lendemain matin et que Nico peut en profiter pour récupérer.

Il retrouve sa voiture et rentre lentement chez lui, montant les escaliers jusqu'à son appartement désert avant de s'y enfermer à double-tour. Ses membres lui semblent engourdis tellement il est gelé, et il décide de se faire couler une douche brûlante. Il a eu le même geste le matin même, quand tout allait encore bien, quand il n'avait encore aucune idée que cette journée allait bouleverser toute sa vie. Un moment, il se demande si le temps tourne en rond, et qu'en rentrant dans la cabine, il pourrait tout annuler, tout faire revenir à la normale, tout effacer.

Il se retrouve pris au milieu de la vapeur, contemplant sans les voir les gouttes bouillantes qui perlent à ses mèches de cheveux trempées. Le choc thermique se superpose à sa fatigue, au contrecoup de la journée, à son estomac vide, et il finit par s'asseoir, nouant ses bras autour de ses genoux comme un enfant sous le jet d'eau brûlant.

Qu'est-ce que je fais maintenant ?

RéfractionOù les histoires vivent. Découvrez maintenant