Épisode 1

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Jacob avait récolté sept dollars, dix-huit cents, un jeton de nettoyage pour voiture, un mégot et une minuscule poupée. Ni plus haute, ni plus grosse que deux petits pois assis l'un sur l'autre. C'était une de ces petites poupées qui étaient à la mode dans les années quatre-vingt-dix, que l'on trouvait dans une petite boîte en plastique colorée dans laquelle chacune renfermait un univers particulier et qui étaient revenues au goût du jour depuis quelques mois.

Une gamine s'était plantée devant lui. Elle ne faisait même pas un mètre. Pas aussi petite que cette poupée qu'elle avait jetée dans son verre mais pas beaucoup plus haute non plus. Elle l'avait posée dans le gobelet que Jacob tendait et avait dit :

- Tiens, tu peux p'end'e ma poupée. Je m'en se's plus et papa dit toujou's qu'il vaut mieux donner que gaspiller !

Jacob avait un peu peiné à comprendre ce qu'elle baragouinait car elle avait cette particularité de ne prononcer aucun r. Sûrement avalés par son manque d'aisance avec cette langue qu'elle apprenait à maîtriser. Il l'avait observée un long moment. Elle restait là, plantée devant lui puis devant le silence de cet homme, elle avait fini par ajouter :

- Ben, alo's, qu'est-ce qu'on dit..?

Jacob la regardait comme hypnotisé, incapable de lui répondre. Alors, elle ajouta, visiblement un peu agacée :

- Ben, on dit me'ci !

Un sourire franc et démesuré s'afficha sur le visage de Jacob. Il ne se souvenait pas de la dernière fois que quelqu'un l'avait regardé ainsi dans les yeux et l'avait interpellé sans mépris ou sans pitié et avec tant de spontanéité. D'humain à humain. Et tout en continuant de sourire bêtement, il demanda à la petite :

- Tu t'appelles comment ?

Elle fronça ses sourcils. Ils étaient épais, se perdaient derrière une petite frange qui entourait son visage de poupée. Elle avait des yeux si noirs et si grands qu’un auteur aurait pu y puiser un roman dans lequel l’humanité tout entière aurait pu s’y loger. Ses cheveux bruns, coupés au carré, tranchaient avec la blancheur de sa peau.

- Mathilda. Et toi, j’sais pas comment tu t'appelles mais t'es v'aiment pas poli du tout et en plus, tu sens sac’ément mauvais !

Le sourire de Jacob s’effaça aussitôt pour laisser place à une moue renfrognée. Il écrasa son verre cartonné et tout ce qu’il contenait et l’enfonça tout au fond d’une des poches de son parka kaki trop large pour lui, cachant ainsi ses mains pleines d’une crasse qui s’était logée jusque sous ses ongles et ajouta sans parvenir à cacher sa vexation :

- Ben, j’te trouve pas bien polie non plus gamine !

La petite l’observa. Ses deux billes posées sur lui. Elle ne dit rien puis finit par ajouter :

- Ben c’est v’ai ! Maman, quand je p’ends mon bain, elle me dit toujou’s de bien f’otter jusqu’à ce que la peau soit toute ‘ose.
- Toute quoi ?
- Toute ‘OSE !

Elle insista sur le mot. Sans parvenir à laisser passer le moindre R entre ses lèvres.
Le sourire de Jacob revint aussitôt. Il eut un instant d’hésitation. Il tourna la tête à gauche, à droite, observa les gens autour de la fillette ; personne ne semblait vraiment se soucier d'elle.

- Tu es toute seule Mathilda ?
- Non, papa est là-bas, dit-elle, en pointant son doigt vers le ciel.

Jacob eu un instant d'hésitation et demanda :

- Il... Ton papa est mort, Mathilda ?
- Mais noooooon, ppfff n'impo'te quoi ! Il est là-haut ! Dans l'immeuble !

Et elle pointa de nouveau du doigt le sommet de l'immeuble luxueux qui se dressait devant eux, sur le trottoir d'en face.

- Vous vivez là, à l'hôtel ?
- Ben oui.
- Mais qu'est-ce que tu fais seule ici ma p'tite ? C'est dangereux. Tu as quel âge ?
- J'ai quat'e ans, je c’ois.

Et elle agita ses quatre petits doigts sous le nez de Jacob comme pour confirmer la véracité de ses propos.

- Hum... Et à quatre ans, tu descends seule dans la rue sans personne?
- Ben, papa, il sait pas que j'avais été là !
- Il faut que tu remontes chez toi Mathilda. Ton papa doit être mort d'inquiétude ! Il va te chercher partout !

Le visage de la petite s’assombrit et elle lui dit, la gorge serrée :

- Papa a pas l’temps de s’inquiéter. Il t’availle toujou’s… Et quand il t’availle pas, ben il se dispute avec maman…

Puis elle ajouta d’un air enjoué qui trancha complètement avec ce qu’elle venait de dévoiler :

- Je dois pa'ti' Jacob. Fais attention à ma poupée su'tout ! Ga’de la toujou’s mais touuujou’s avec toi, d’acco’ ? La laisse pas dans ton ve', mets la dans ta poche, elle va plus aimer !

Jacob se leva, voulant s'assurer qu'elle allait traverser la route en toute sécurité mais avant qu'il n’ait eu le temps de se mettre sur ses deux pieds et de secouer sa carcasse fatiguée, la petite s'était faufilée dans la foule, son corps tout menu se perdant entre les adultes qui ne lui prêtaient pas la moindre attention. Il cria sans même réfléchir :

- Mathilda, attends !

Les passants se retournèrent vers lui. Certains chuchotant, supposant probablement qu'il devait être ivre ou fou à lier. Il n'y prêta pas attention. Il oublia à cet instant ses cheveux secs et hirsutes, plein de nœuds, son regard vitreux, fatigué, vide de vie. Il oublia que même sous sa barbe mal taillée qui lui mangeait tout le visage, on pouvait percevoir ses traits émaciés. Que ses cernes avaient viré au bleu. Que les nuits dans l’indifférence, passées dans la bouche de métro un bloc plus loin de son bout de trottoir usé, avaient fini par lui faire perdre de sa carrure, que son mètre quatre-vingt-quatre s’était tassé. Qu’il semblait bossu presque. Vouté. Qu’il semblait porter sur son dos, une croix invisible.
Ses grands yeux bleus balayaient la foule. Un mouvement de va et vient lui donnant plus encore l’air hagard et désaxé. Cette rue était bondée à cette heure de la journée. Les gens se précipitant pour profiter de la pause méridienne pour déjeuner entre collègues, rejoindre un ami, aller faire un jogging ou encore flâner dans le parc d'à côté. Il aperçut la petite se glisser entre deux femmes qui papotaient sur le trottoir. Il s'étonna de la voir poursuivre son chemin à l'opposé de l'endroit où elle avait indiqué vivre. Il finit par ne plus la percevoir au milieu des passants. Il interrogea quelques personnes qui l'observaient d'un air dégouté ou suspicieux dès qu'il demandait s'ils avaient aperçu une fillette, menue, brune, qui marchait seule dans la rue. C'est tout juste si certains prêtaient attention à ce qu'il demandait. D’autres semblaient même effrayés et niaient clairement son existence pour ne pas s’attirer d’ennui.
Il cria son prénom une dernière fois, dans l'espoir que peut-être elle ferait demi-tour, il y mit toute sa force, aussi épuisé qu’il était par cette dernière semaine où il n'avait que très peu mangé. Sa voix si posée et douce d'ordinaire fit écho dans la rue :

- Mathilllddaaaa !

Mais la petite avait bel et bien disparu.

MathildaOù les histoires vivent. Découvrez maintenant