Épisode 9

4 0 0
                                    

Emilie avait les yeux baissés sur sa tasse de café. Elle pleurait en silence. Ses deux mains tremblaient. Plus personne autour de la table n'osait rien dire. Emilie avait été replongé dans un douloureux souvenir de son passé et à l'horreur du moment s'ajoutait la culpabilité d'avoir fui et les conséquences qui en avaient découlées.

Jacob lui dit tout doucement sans la brusquer :

- Emilie, vous ne pouviez pas savoir. Ce que vous avez vécu est extrêmement traumatisant. Vous avez agi par instinct de survie... Vous ne pouviez pas savoir...

Emilie releva la tête.

- Je suis tellement désolée Jacob... Tellement mais tellement désolée… Votre conjoint a risqué sa vie pour me défendre et j'ai fui. Ça lui a coûté sa liberté, sa vie, vous...

Elle se tourna vers Sahel.

- Sahel, dites-moi comment faire. Pouvons-nous rouvrir le dossier pour que j'y ajoute mon témoignage ?
- C'est un peu plus compliqué que ça… Ça restera votre parole contre la sienne et n'importe quel juré pourrait même penser qu'on a trouvé une femme pour témoigner de sa présence ce soir-là. Ce n'est pas aussi simple.
- Les prélèvements...

Emilie se tourna vers l'homme avec qui elle partageait sa vie il y a quelques semaines encore.

- De quoi ?
- J'ai amené Emilie aux Urgences ce soir-là. Elle était en état de choc. Elle ne parlait pas. J'étais démuni. Je l'ai amené et ils ont fait des prélèvements sur elle. Sous ses ongles, autour de la bouche. Ça a duré une éternité. Ils ont l'ADN de cet enfoiré !
- Alors, il faut immédiatement contacter l'hôpital et s'assurer que ces prélèvements ont bien été conservés et sont exploitables.

Ils l’étaient. Les semaines se sont écoulées. Et la merde est remontée à la surface. En grattant, Sahel découvrit pas moins de six témoignages de femmes assurant avoir été agressées par l’homme qui s’en était pris à Emilie Silver. Trois sur le lieu de travail, une dans un bar, l’autre dans une ruelle comme Emilie. La dernière à témoigner fut la fille de l’agresseur. Dix ans de silence. Dix ans pour oser parler. Probablement libérée par les voix de ces autres femmes. Par celle d’Emilie. Probablement moins terrorisée par cet homme qui désormais n’avait plus la même force physique. Cloué dans son fauteuil. Par cet homme dont elle avait quitté le foyer. Se libérant de ses intrusions nocturnes dans sa chambre d’adolescente, de ses intrusions nocturnes dans son corps d’adolescente. « Ne le dis pas à maman, Jodye, elle serait vraiment énervée contre toi de savoir ce que tu fais. Mais papa, lui ne dira rien. Je sais comment tu t’amuses avec les autres garçons, Jodye. Alors, ça restera entre nous. Pour les garçons et pour toi et moi, aussi. »

Six témoignages. Puis celui de sa femme qui s’y était ajouté. Et cette pauvre victime, souffrant de séquelles irréversibles suite à une affreuse agression par un afro-américain était devenu un monstre. La presse s’était emballée pour cette histoire qui soulevait l’indignation de la population. Le monstre était sorti de l’ombre. Le mari oppressant, verbalement violent. Jamais de coup, non. Des humiliations. L’épouse et sa fille avaient enfin quitté leur propre prison. Il ne suffit pas toujours d’être en dehors d’une cellule pour être libre. Aaron était innocent. La vérité rétablie. Une vérité que cet homme n’avait pas voulu affronter. La presse s’était délectée de cette fin affreuse. Du monstre retrouvé la cervelle sur les murs, dans son somptueux loft dans les quartiers chics new-yorkais. Son loft vide. Ou qui n’était plus habité que par les remords et les souvenirs affreux qui étaient venus le hanter.

Trois ans, trois mois et dix-huit jours après son incarcération, Aaron quitta donc la prison de Riker Island.

Entre temps, Jacob avait repris un emploi trois semaines après avoir rencontré Gloria et Amira. Il avait été engagé comme directeur-adjoint d'une école de français nouvellement ouverte par un ami d'Amira. Mathilda était presque chaque jour à ses côtés. Après le travail, il allait avec elle se promener dans Central Park pour la voir rire devant les pitreries des otaries et des pingouins du zoo, se perdre au milieu de la foule à Times Square, faire un tour de grande roue à Coney Island. Les gens regardaient d'un air étrange cet homme qui riait et parlait seul. Mais il s'en moquait. Il acceptait bien de passer quelques heures pour un imbécile heureux si cela permettait d'offrir à Mathilda quelques heures de "vie". Elle avait dit au revoir à ses parents à travers Jacob. Et elle lui avait demandé de ne pas leur dire qu'elle était encore là. Qu'elle voyait bien que ça grattait beaucoup trop le cœur de papa de la savoir là tout prêt sans pouvoir lui parler, ni l'embrasser. Et que maman irait mieux maintenant qu'elle savait qu'il y avait quelque chose après, que Mathilda serait là.
Emilie reprit d'ailleurs le travail quelques jours plus tard. Comme un signe. L'envie d'un nouveau départ. Ce fut plus compliqué pour Liam. Il y avait des hauts et des bas. Comment le lui reprocher? Il n'y a pas de notice ou de formule magique pour panser une telle plaie et chacun fait comme il peut, rarement comme il le voudrait.

Mathilda ne se montra pas lorsqu'Aaron fut libéré. Il fut accueilli par Jacob, bien évidemment dans le petit appartement qu'il avait pu relouer. Gloria, Amira, Sahel, Emilie et Betty les y attendaient. Jacob, devant la mine surprise d'Aaron s'excusa discrètement :

- C'est peut-être trop pour toi ?
- Ah non, Jacob... C'est plus que parfait.

Gloria, Amira et Sahel allèrent l'enlacer avec chaleur. Betty serra si fort son petit frère qu'il craigna qu'elle ne lui brise une côte. Les semaines qu'ils avaient passé tous ensemble à échanger, à se battre pour faire innocenter Aaron, les discussions, les doutes, tous ces moments les avaient énormément rapprochés. Emilie resta en retrait. Pas un instant le sentiment de culpabilité ne l'avait quitté. Et jusque-là, elle n'avait pas eu l'occasion de s'expliquer de vive voix avec Aaron. Spontanément, il lui tendit les bras. Elle l'enlaça timidement tout en répétant combien elle était désolée. Aaron recula, posa ses deux mains sur ses épaules, et lui dit :

- Emilie, ne vous excusez plus jamais. Ni vous, ni Jacob n'êtes responsable de ce qu'il s'est passé. Maintenant, nous allons avancer et garder le meilleur de tout ça...

Emilie l'enlaça de nouveau. Un peu plus fort. Aaron s'avança dans le petit salon et demanda avec toujours cette même décontraction qui ne l'avait jamais quitté :

- Bon, le temps que je fasse le tour du propriétaire, il y en aurait bien un qui me servirait une petite coupe de champagne ? Celui qu'on nous servait en prison était dégueulasse !

Tous éclatèrent de rire et une légèreté sans nom vint envahir la pièce.

Jacob était fou de joie de faire visiter l'appartement qu'il leur avait dégoté. Il avait un goût très sûr en matière de décoration et avec l'aide d'Amira, ils en avaient fait un véritable havre de paix. Le champagne fut servi dans le salon. A presque vingt-trois heures, et après quatre bouteilles de champagne terminées à six, Emilie décida d'appeler un taxi pour rentrer. Lorsqu'elle quitta le domicile, Aaron avait cette nostalgie au cœur, ce besoin, juste pour cette nuit au moins, d'être entouré. Il referma la porte derrière Emilie et lança en riant :

- Bon, dépliez le canapé, sortez les matelas. Faites comme vous voulez mais je ne laisse plus personne partir!

L'alcool, la douleur des mois passés, ce besoin de parler encore et encore poussèrent chacun à accepter. Ils se blottirent tous les uns contre des autres. Verres à la main, cachés sous les plaids, presque persuadés que le monde tout entier dehors s'était arrêté de tourner pour les laisser profiter de cet instant. La nuit poussa à la confidence. Jacob et Aaron évoquèrent les rêves et les projets à venir. Leur envie d’enfin se marier. Ce besoin de pouvoir nommer cet homme « mon mari » et que ce soit vrai, acté, reconnu sur le papier. Le passé vint gratter à la porte et au milieu de la folie d'une nuit new-yorkaise, remontèrent les souvenirs de l'enfance. Sahel se laissa aller à quelques douloureuses confidences. La dureté d'une enfance, ballotée de foyer en foyer. Le bonheur dans ce malheur de n'être jamais séparé de sa sœur. Cette maman dont il n'avait jamais rien su et ce père qui avait été gommé de leur vie. Qui n'était devenu plus qu'une ombre dans cette triste histoire qui passait de famille d'accueil en famille d'accueil. Les deux petits arabes ? Paraît que leur père a massacré le meurtrier de sa plus grande et l'a enterré vivant !

Aaron avait perdu son sourire, sa légèreté. Il arrêta Sahel net dans son histoire, avec une telle brutalité que Gloria, Amira, Jacob et Betty le regardèrent, médusés par sa réaction.

- Qu'est-ce que tu viens de dire ?

En quelques secondes, les vapeurs d'alcool s'étaient dissipées et Aaron avait retrouvé toute sa clairvoyance.

- Je... Amira et moi avons perdu nos deux parents... Enfin, c'est compliqué.
- Ton père, redis-moi pourquoi vous avez été placé ?

Betty s'agaça.

- Aaron, voyons qu'est-ce qu'il t'arrive ? Calme-toi !
- C'est pas croyable... Ça ne peut pas être un hasard...
- Qu'est ce qui ne peut pas être un hasard ? demanda Amira.
- Votre père... Vous aviez quel âge quand vous avez été placé ?
- J'avais trois ans et Sahel un an. C'était en 1993.
- Il y a vingt-sept ans... Putain...

Le rire de Mathilda, qui ne s'était pas fait entendre de la journée, éclata dans tout l'appartement. Elle s'approcha doucement de Jacob et vint lui glisser dans l'oreille, comme si tout le monde avait pu l'entendre :

- Tu vois, Jacob, que j'avais été pas là que pou' Aa'on !

MathildaOù les histoires vivent. Découvrez maintenant