Episode 10

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- Eh ben, gamin. Tu vois, on aura bien fait de faire causette ! Comme quoi parfois ça sert de bavarder !

Aaron lui sourit avec une infinie tendresse. Touché de ces mots que le Corbeau lançait pour faire taire les battements de son cœur qui résonnaient si forts qu'on aurait presque pu les entendre dans la salle de visite.

- Malik, je vous laisse avec Amira et Sahel, vous devez avoir beaucoup de choses à vous dire...- Hum, merci gamin...

Aaron n'avait pas vraiment vu juste. Le Corbeau leva les yeux sur ses deux gamins. La dernière fois qu'il les avait vus, Amira avait de grosses boucles brunes qui tombaient sur ses yeux verts et Sahel n'était qu'un bébé chétif. Un tout petit bout d'homme qui pleurait sans arrêt. Comme s'il ressentait l'absence de sa mère et les drames que l'avenir lui réservait. Amira brisa la glace, n'étant pas plus à l'aise face à cet homme qu'elle aurait dû appeler papa mais dont elle ne savait absolument rien.

- Tu as toujours été incarcéré ici ?- Oui, toujours. Bah, là ou ailleurs. Quatre murs, c'est quatre murs. Y a pas grand-chose à en dire!- Ça n'a pas dû être facile pour toi.- C'est la vie, c'est comme ça. C'est jamais facile pour personne, je crois. Si c'était à refaire, je réfléchirais à deux fois, j'dis pas. J'étais... J'étais tellement en colère.

Vingt-sept années de douleur venaient lui serrer la gorge et lui brouiller la vue. Sahel, lui demanda sur un ton tranchant :

- Pourquoi tu n'as pas cherché à nous contacter?- Parce que je n'avais aucun moyen de le faire. Les services sociaux ont estimé qu'un père comme moi ne pouvait garder le moindre droit sur vous. Puis, j'avais pas un rond pour me défendre. Pour me payer un avocat. Et après, j'aurais pu vous dire quoi ? Que j'avais foutu votre vie en l'air, pas su protéger votre sœur, pas plus que votre mère? J'aurai du vous laisser vous trainer ce père, cette histoire affreuse qui vous aurait collée aux baskets votre vie entière ? Regarde-toi, Sahel et toi ma fille... Vous êtes beaux comme le soleil... Que seriez-vous devenus dans l'ombre de votre père ? Avec des dimanches rythmés par des visites au parloir pendant que vos petits camarades s'amusaient au parc ? Non... C'est pas une vie pour des gamins. C'est pas ce que votre mère aurait voulu pour vous...- Qu'est-ce qu'il est arrivé à maman ?- Elle est décédée d'un cancer foudroyant. Tu n'avais que six mois, Sahel. En quelques semaines, elle est partie. Six mois plus tard, je perdais votre sœur. J'étais... La colère, la tristesse, l'injustice. C'en était trop pour moi. Vous savez, votre mère, sans elle, j'étais paumé. Elle, elle prenait toujours les bonnes décisions, elle savait toujours ce qu'il fallait faire. Elle était si douce. Si droite. Si belle... Moi, j'étais paumé... Après son décès, j'ai fait de mon mieux pour vous. La voisine du dessus, Madame Parrish, elle me filait un coup de main. Au début, j'ai cru qu'on s'en sortirait. Puis, un jour après l'école, j'ai voulu vous amener au parc comme le faisait votre mère. Votre sœur, Sofia, elle jouait sur le toboggan. Toi, Amira, tu étais toujours collée dans mes jambes comme un p'tit oiseau qui avait peur de tomber du nid. Sahel pleurait, je l'ai sorti du berceau et j'ai fait quelques allers retours pour le calmer. J'étais tout prêt... J'ai détourné les yeux cinq minutes. Cinq minutes.

Il s'arrêta. Incapable de poursuivre. Incapable de relater l'indicible. Incapable de dire tout haut. Le corps de sa petite qu'on avait retrouvé quelques jours plus tard dans un terrain vague abandonné. L'horreur du rapport de police qui relaterait une mort par strangulation, de nombreuses côtes fracturées et un viol. Il s'arrêta. Et ni Amira, ni Sahel ne lui demandèrent de poursuivre. Un silence pesant s'installa entre eux. Vingt-sept longues années de douleur. Chacun ayant sa propre croix à porter. Malik finit par pousser vers Amira une petite pochette en cuir.

- C'est tout ce que j'ai gardé de votre mère... Maria. Et de votre sœur. Il y a quelques photos d'elles. De vous. Avant.. Avant tout ça. Quelques dessins aussi que j'avais faits.Amira posa les yeux sur son père :

- Tu dessinais ?

Malik sortit pudiquement quelques dessins de la pochette. Ils étaient faits au crayon de papier. D'une telle netteté, si détaillés qu'on aurait pu croire à une photographie. Il y en avait une bonne trentaine. D'eux petits, de leur sœur, de leur mère. Quel étrange sentiment que de rencontrer enfin ces visages inconnus qui leur semblaient pourtant si familiers. Le dernier était un dessin de leur mère. Sahel était dans ses bras tandis qu'elle l'allaitait. Et Sofia et Amira l'observaient, chacune d'un côté.

-C'est le dernier que j'ai fait... Si j'avais su... J'aurai dessiné chaque seconde de vos vies pour pouvoir m'y raccrocher.

Sahel demanda avec plus de douceur qu'un peu plus tôt :

- Est-ce que l'on peut les emporter pour les faire imprimer.- Gardez-les pour vous. Je vous ai pris beaucoup. Et ça a pesé lourd sur mes épaules ces quelques morceaux de papier pendant toutes ces années. C'est à vous de les avoir. Il y a des lettres d'amour que votre mère m'écrivait. Elle adorait ça. C'était une romantique ! Il y a vos mèches de cheveux aussi, enfin quelques souvenirs comme ça... Votre mère est enterrée au Pelham Cemetery...- Merci pour tout...- Oh non, merci à vous d'avoir accepté de venir. Quand le gamin m'a appelé... Je, je me suis dit que c'était le destin qui m'offrait la possibilité de vous embrasser. Une dernière fois. Enfin, voilà. Bref, je baragouine des conneries. Mais je voulais vraiment que vous ayez ces dessins.- Tu sais, je suis avocat... On pourrait peut-être...- Non Sahel, on pourrait rien du tout. Il n'y a pas de fin heureuse pour tout, tu sais. Vous avez la vôtre et c'est tout ce qui compte pour moi. J'ai passé plus de temps ici que dehors désormais. J'aurai sûrement peur du monde à l'extérieur. Le peu de temps que j'y ai passé, il m'a déjà tout pris. Ici, j'ai mes bouquins, mes habitudes.

Amira et Sahel furent sommer de quitter la salle de visite, leur temps accordé étant écoulé. Spontanément, ils enlacèrent leur père. Pour la première fois depuis vingt-sept ans. Pour la première fois. Parce que leur petit corps avait totalement oublié ce père que la vie, d'une bien violente façon, leur avait arraché.Ils lui promirent de revenir. Ils le pensaient. Mais, ils ne le reverraient jamais. Le lendemain matin, le Corbeau serait retrouvé paisiblement endormi dans son lit. Emporté par un excès de somnifères qu'il avait discrètement négocié.Posé sur sa poitrine, un dessin avait été retrouvé. Un jeune homme et une jeune femme, assis à une table, dans une salle de visite d'une prison. Avec tous deux les cheveux si noirs, qu'ils semblaient presque bleuir à la lumière...                                                                                          ***Jacob et Aaron s'avancèrent dans l'allée. Ils étaient tous deux vêtus de costumes bleus assortis à des chemises blanches, le tout complété par deux nœuds papillons au tissu fleuri parsemé de touches bleu ciel et jaune. Ils avaient aux pieds des Converse blanches couvertes de cœurs rouges. Une vingtaine d'invités s'était joint à eux pour célébrer leur mariage. Gloria et Amira étaient là bien évidemment accompagnées de Sahel. Emilie et Liam avaient été aussi conviés. Gabrielle était venue de Californie pour assister à l'union de ces deux hommes pour qui elle avait joué les entremetteuses. Betty célébrerait le mariage. Elle les attendait au bout de l'allée. Le cœur serré par l'émotion. C'était une journée ensoleillée. Gloria avait mis à disposition sa propriété dans les Hamptons. Des décorateurs s'étaient affairés à rendre le lieu parfait. Le temps était idéal et tout se déroula en extérieur. La cérémonie laïque orchestrée par Betty vint sceller leur union. Après les épreuves, après la peur de ne jamais plus retrouver le bonheur, ils étaient là, tous deux, libres, entourés des gens qui leur étaient le plus cher. Ni Jacob, ni Aaron ne firent de grands discours. Leur histoire parlait pour eux. Ils levèrent leur verre une fois les alliances échangées, s'embrassèrent avec tendresse et convièrent leurs invités à profiter du buffet. De grandes tables avaient été dressées dans le jardin. Gloria vint rejoindre Jacob et Aaron qui passaient d'invités en invités pour les remercier de leur présence.

- Tout va bien, les garçons ?

Jacob prit Gloria dans ses bras et lui souffla dans l'oreille :

- Grâce à toi, à vous, c'est un rêve...

Elle le serra encore quelques instants contre lui. Aaron s'éclipsa pour aller embrasser une de ses anciennes collègues du Saint James Hospital qui lui avait régulièrement écrit lors de son incarcération. Gloria partit rejoindre Amira. Jacob, seul, sirotant son champagne, poussa un soupir de soulagement. Il regarda l'horizon. Il y avait au loin un petit plan d'eau entouré de plusieurs bancs de pierre. La lumière qui courrait sur le lac l'éblouit un instant. Puis, il l'aperçut. Assise sur l'un des bancs. Elle se leva et lui fit signe, sourire aux lèvres. Jacob s'avança, les yeux embués de larmes. Il arriva à son niveau.


- Bonjou' Jacob. T'es t'ès beau, dis-donc !- Merci Mathilda. Tu es très jolie également ! Et il mima une révérence comme pour sacraliser cet instant.- C'est la dame là-haut qui s'occupe de moi qui m'a dit que je pouvais mett' ça ! Elle a dit que je pouvais veni' te di' au 'evoi'...- Alors au revoir Mathilda... Tu vas beaucoup me manquer...- Tu pou'as di' à papa et maman que je les aime t'ès t'ès fo't comme le ciel !- Bien sûr Mathilda, mais je suis certain qu'ils le savent déjà...Mathilda prit la main de Jacob. Il la suivit jusqu'au bord du plan d'eau. Jacob fouilla dans sa poche de l'autre main. Il s'arrêta. S'agenouilla face à la petite et lui tendit sa petite poupée.- Tiens Mathilda, ta poupée, si tu veux l'amener avec toi.- Ga'de la. Tu me la donne'as quand tu viend'as. Tu viend'as me voi' hein Jacob ?- Je te le promets, Mathilda. Tu seras même la première que je viendrai voir !Il passa sa main sur sa petite joue ronde. Elle souriait sans rien dire. Et la question lui vint, à cet instant :

- Mathilda... Tu ne m'as jamais dit... Pourquoi tu es venue m'aider ? Pourquoi moi ?- Ben pou'quoi pas ? La dame là-haut, elle dit que pa'fois quand on est mo't, ben les gens qui 'estent ils sont un peu pe'dus et qu'il faut des gens comme moi pou' les aider à pas oublier...- A pas oublier quoi Mathilda ? - Ben que faut pas gaspiller la vie, Jacob ! Elle lui offrit un dernier sourire. Léger, plein de toute son innocence. Des sourires comme les adultes ne font jamais. Puis avant de partir ajouta :- Tu sais, je dis pas ça pou' êt'e méchante mais Aa'on était quand même plus beau que toi !

Son rire éclata dans l'air comme le final d'un feu d'artifice et elle disparut ainsi dans l'atmosphère.Jacob partit rejoindre ses invités. Profiter de la soirée. Profiter de la vie. Il en profita pleinement pendant encore presque trente ans. Il décéda d'un arrêt du cœur sur un banc de Central Park un soir d'été devant l'enclos des pingouins. Il ne fut pas le premier à rejoindre Mathilda. Il y avait eu son papa deux ans après le décès de la petite. Parce qu'il l'avait souhaité. Il y a pour certains de ces douleurs qui ne se referment jamais. Et la vie ne fait pas toujours le poids. Emilie avait réussi à avancer. Elle avait refait sa vie comme on dit. Elle avait eu deux enfants. Deux petits garçons. Qui eux avaient grandi, vieilli et qui avaient dit au revoir à leur mère à l'aube de ses quatre-vingt-dix ans. Gloria et Amira s'étaient aimées. A New-York et aux quatre coins de la planète. Et s'étaient éteintes ensembles comme ces inséparables dont le cœur de l'un cesse de battre si celui de l'autre est trop fatigué. Aaron passa les dix dernières années de sa vie seule à travailler tant qu'il le pouvait. C'est le fils qu'il avait eu avec Jacob, Isaïah, qui retrouva son père décédé, d'une mort paisible dans son vieux fauteuil en cuir que son époux lui avait offert pour leurs dix ans de mariage.

Voilà.

Comment s'achèvent des vies entremêlées. Ce n'est pas une fin heureuse, diront certains. Tout n'a pas à s'achever comme un conte de fées. La vraie magie de nos vies ne réside pas dans une fin heureuse. Elle réside dans chaque souvenir que l'on a créé comme des perles que l'on enfile pour faire un beau collier et elle réside dans tous ces instants où nous osons ouvrir les yeux pour tendre la main à ceux que l'on a trop souvent ignoré. Jacob ne rompit pas sa promesse.

Mathilda fut la première personne qu'il alla voir lorsqu'il partit là-haut.

Il avait toujours sa poupée.

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⏰ Dernière mise à jour : Feb 18, 2021 ⏰

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