Chapitre un ― Elio

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Il y a quinze ans

Lorsque mes potes m'ont tanné au mois de mars pour qu'on parte en vacances tous ensemble cet été dans le Sud de la France, j'ai refusé. Je n'aime ni le sable qui colle, ni le soleil qui me tape dans le dos, ni les sanitaires des campings et surtout pas les dix heures de route qui séparent Lille de Marseille. Rien ne me va dans ce programme qui en aurait fait baver plus d'un. Et pourtant. Je suis dans une voiture aussi petite qu'un studio parisien et je regarde les kilomètres défiler. Kenny conduit pendant que Kim, sa sœur, chante à tue-tête. Matt dort et nos autres potes sont dans une autre voiture.

Je n'arrive pas à croire que mes parents m'aient forcé la main pour que je passe deux semaines dans le Sud. Apparemment, avoir vingt ans dans quelques jours semble être un baptême à passer avec ses amis. Je crois qu'ils m'ont dit ça uniquement pour se débarrasser de moi ; le taciturne Elio qui se terre dans sa chambre dès que l'occasion se présente.

Alors que je glisse mon casque sur mes oreilles, Kim me jette un regard noir à travers le rétroviseur, visiblement mécontente de perdre 50% de son public. Heureusement que son frère est une vraie groupie, sinon j'en aurais entendu parler pendant des semaines entières. Et ça aurait été pire que cette histoire de sable collé aux pieds.

On est partis à sept heures ce matin, Kim chante depuis six heures quarante-cinq et Matt dort depuis sept heures dix. Midi approche et je commence à avoir faim mais je ne le dirai pas. Hors de question que je saoule tout le monde à cause de mon estomac. Je suis un discret, un gars un peu trop timide pour son propre bien.

― Bon, les gars, j'ai faim, on va s'arrêter un peu, ça vous va ? annonce Kenny.

J'acquiesce à travers le rétroviseur. Matt ne dit rien puisqu'il dort. Et Kim est d'accord, comme souvent, avec son frère. En un coup de téléphone, que je n'ai évidemment pas passé, on a convenu qu'on s'arrêterait à la prochaine aire d'autoroute avec nos potes. Je suis content de me dégourdir les jambes et la tête.

L'aire d'autoroute est blindée. Il y a des camions et des monospaces, remplis de gosses qui braillent dans tous les sens. S'il y a un truc que je déteste plus que le sable et Kim qui chante, ce sont les gosses qui crient tout le temps et pour rien.

Magali, Éric et Violette nous ont rejoint sur l'un des bancs de l'aire. Violette, l'autre conductrice discute de la route avec Kenny, Magali piaille avec Kim et Éric essaie de m'arracher quelques mots. Je suis un taiseux qui déteste parler pour ne rien dire. Je ne sais pas trop comment cette bande d'extravertis sont devenus mes amis mais on s'entend tous bien.

― Elio, chouchou, envoie les chips s'il te plaît, m'alpague Violette.

Je crois que c'est avec Violette que je m'entends le mieux. Parfois, elle me regarde et j'ai l'impression qu'elle comprend ce qui se passe dans ma tête. Qu'elle comprend des choses que je n'ai pas encore perçues moi-même. Elle a les cheveux blonds comme des épis de blé et des yeux à la couleur de l'océan. Elle va faire des ravages cet été. Comme tous les étés depuis quelques années.

Matt, de son vrai prénom Mattias, a toujours la tête dans le pâté. Ceux qui ne le connaissent pas pensent qu'il est toujours défoncé mais ce n'est pas le cas. Quand il n'est pas défoncé, il dort et quand il ne dort pas, il est défoncé. Je crois qu'il essaie d'échapper à sa vie pourrie mais je ne suis sûr de rien puisqu'il refuse d'en parler. Matt a les cheveux auburn qui brillent au soleil et les yeux aussi noirs que du charbon. Il a quelques taches de rousseur qui s'éparpillent le long de son nez.

Lorsque je pose mon regard sur Kim et Kenny, je les vois se serrer la main. Visiblement, ils viennent de se lancer un nouveau défi. Comme à chaque fois. Kim et Kenny se ressemblent tant qu'on dirait des jumeaux mais je crois qu'ils ont un an d'écart. J'ai une très mauvaise mémoire des dates. Ensemble, ils ont fait les quatre-cents coups et tout est bon pour se lancer un énième pari. Leurs cheveux frisés encadrent leur peau noire et leur regard espiègle, rempli d'une malice que je n'ai jamais croisée ailleurs. Avoir Kim et Kenny dans son entourage est un remède contre la dépression ‒ sauf quand Kim chante trop. Je crois que, secrètement, je jalouse leur bonne humeur et leur aisance avec tout le monde.

Magali et Éric sont en couple depuis toujours. Depuis au moins un an et, à notre âge, je trouve ça énorme. Ils sont tous les deux aussi discrets que moi, ce qui rend nos discussions bien compliquées. Magali est coiffeuse et c'est toujours elle qui nous coupe les cheveux, comme elle l'a fait avant que l'on prenne la route. Mes boucles n'existent presque plus. Éric porte de grandes lunettes derrière lesquelles il adore se cacher, pensant qu'on ne le voit pas. Raté, je connais la technique.

Rien de nous prédestinait à devenir amis et il faut croire qu'on adore défier les probabilités. Enfin, pas moi puisque je déteste les nombres. Pas autant que les enfants qui braillent mais tout de même. On est une espèce de remake de sept à la maison. Mais version low-cost sans aucun budget. J'apprécie être avec eux, même si je dois me farcir dix heures de route, du sable aux pieds à l'arrivée et un concert privé de Kim.

Nos sandwichs triangles engloutis, nous avons repris la route en échangeant les passagers des voitures. Enfin, rapidement, Violette a juste remplacé Matt dans notre voiture. Matt s'en fout, il dort. Et Violette voulait me tenir compagnie. Elle risque de déchanter, je parle encore moins que d'habitude aujourd'hui. Je crois que la voiture m'angoisse. J'aurais peut-être préféré être devant.

― Ça va Elio ?

J'acquiesce et m'efforce de lui servir mon plus beau sourire sur un plateau d'argent. Bien évidemment, sa duperie n'a d'égale que mon extravagance ; en clair, elle ne me croit pas. Pas du tout. Mais elle ne dit rien et préfère attendre. C'est aussi ce que j'apprécie chez-elle. Violette, la patiente Violette. La douce Violette.

Je me suis retenu de remettre mon casque. Ce n'est pas très poli pour elle qui a fait l'effort de changer de voiture. Kim a arrêté de chanter mais elle a mis à fond la radio. Je ne sais pas ce qui est le mieux pour mes tympans.

Finalement, les cent derniers kilomètres ont été relativement rapides. Tant mieux, j'ai mal à la tête et la voiture est devenue une fournaise. Étonnamment, le camping me plaît. Il est caché à l'abri des pins et a vue sur la mer. Je me suis renseigné, il y quand-même une piscine et quelques toboggans. Enfin, je dis ça mais je ne suis pas sûr qu'on y mettra un pied vu que la mer est à côté.

Kenny se gare et Éric s'arrête sur la place juste à côté de la nôtre. J'attends que quelqu'un aille chercher les clés de notre mobil-home à l'accueil. L'instant d'après, trois paires d'yeux sont braquées vers moi sans que je ne comprenne ce qui se passe.

― Elio, on s'est dit que ce serait bien que ce soit toi qui ailles chercher les clés, me dit doucement Violette.

Je sais qu'ils font ça pour m'aider à vaincre ma timidité mais, concrètement, là, j'ai l'impression d'être face à trois Judas. Surtout Violette qui m'offre un sourire désolé. Traîtresse !

Voulant leur prouver que j'en suis capable, et me le prouver à moi aussi dans le même temps, je sors de la voiture et en profite pour claquer la portière. Lorsque je pousse la porte de l'accueil, une sonnette retentit et les autres clients se mettent à me regarder. Je veux m'enterrer et creuser pour trouver du pétrole. Je suis sûr que je suis en train de rougir.

― Bonjour, me salue un homme que je suis incapable de regarder dans les yeux.

Mes joues me brûlent et j'ai envie de m'insulter.

― C'est à quel nom ?

Sa voix est douce, il ne se moque pas de moi. Au contraire, on dirait qu'il veut m'aider. Ou que c'est un bon professionnel. Je ne sais pas. Et puis, c'est le drame. Je ne sais même pas à quel nom le camping a été réservé. Sûrement celui de Kenny et Kim, initiateurs de l'idée. Mais je n'en sais rien et je me trouve encore plus con. Je marmonne des excuses, toujours sans le regarder, et détale comme un lapin.

En m'installant dans la voiture, je tire la gueule. J'ai l'impression de m'être fait traquenarder par mes amis et je déteste ça. Je les déteste.

― Ça va Elio ? me murmure Violette.

Je la fusille du regard et elle ne dit plus rien. L'instant d'après, Kim claque la portière de la voiture et passe l'entrée de l'accueil.

Après la vagueOù les histoires vivent. Découvrez maintenant