Chapitre 3 : Un bain de sang.

63 6 3
                                    

Annie n'en revenait pas quatre suicides c'était trop ! Quand est-ce que la journée allait se terminer? Johann avait l'air aussi abattu qu'elle. Le central avait appelé pour signaler le décès, après qu'une étrange vidéo avait circulé sur les réseaux sociaux. À l'ère du numérique, les gens ne savaient rien faire sans leurs smartphones, y compris mourrir semblait-il.
Ils se dépêchèrent de rentrer au poste pour récupérer leurs affaires et sautèrent dans la voiture d'Annie, une Audi TT noire, un petit bijou dont elle était assez fière. Ils devaient se rendre dans le quartier huppé de Patuto'a, sur le boulevard Hititai, à huit minutes en voiture. Ils se rendaient dans une belle maison appartenant à l'ancienne miss de beauté de Tahiti, Thilda Taputu, star locale, devenue présentatrice de la météo sur France Info Polynésie 1.
Durant tout le voyage, Johann ne quittait pas des yeux Annie. Avec le soleil qui filtrait à travers le pare brise, ses cheveux ressemblaient à un brasier en fusion, le duvet de sa peau lui conférait l'aspect d'une peau de pêche, il avait envie de la toucher et se dit qu'elle était vraiment très belle, et que, si c'était possible, il pourrait se contenter de ce spectacle pour le restant de ses jours. Annie se sentait mal à l'aise, même si elle appréciait d'être regardée si intensément par Johann, les convenances lui interdisaient d'être charmée par lui. Il fallait à tout prix se concentrer sur cette satanée affaire. Tous ces suicides, une vraie hécatombe. Il serait bien temps de penser à ses sentiments une fois cette enquête résolue. Elle se questionna sur ce qu'il avait appris à propos de John Ahiri. Elle décida de briser le silence:
« - Alors quoi de neuf sur notre noyé ? T'as appris quoi?
- Ah ... euh.. ahem... Et bien comme on le savait déjà, c'était bien un avocat du barreau, spécialiste des divorces, il faisait d'ailleurs partie du club. Pas d'associé sur son cabinet, c'était lui le grand patron. Sa secrétaire m'a appris qu'il n'était pas du genre à avoir des conquêtes d'un soir, pas d'enfant non plus car d'après son ex-femme, sa carrière était trop importante pour faire des gamins. Ses parents sont morts il y a des années après un accident de voiture dans les montagnes. Bref, c'était un solitaire.
- Et bien on commence à cerner une certaine victimologie on dirait. Souligna Annie. Pour Lucas Preston, même chose, père décédé il y a quatre ans d'un cancer. Il était brouillé avec sa sœur et parlait assez peu à sa mère. La seule personne dont il était proche s'est suicidé avec lui, et d'ailleurs même profil pour elle. Du coup, pour le moment on sait que c'était des personnes solitaires, sans vraie famille et psychologiquement instables, par le deuil d'au moins un de leurs parents. Se pourrait-il que cela soit un tueur en série ? Demanda-t-elle.
- Si c'est le cas il va nous falloir plus de trois personnes et demi sur l'enquête. Blêmit-il.
- Trois et demi, hein ? T'es pas possible, Nick est aussi compétent que toi tu sais, il te mettrait une raclée à un concours informatique.
- Peut être mais il est pas du terrain et puis il n'a pas mon physique, frima-t-il »
Annie le regarda et commença à rougir. Il était satisfait de l'effet qu'il avait sur elle. Avec toutes les heures qu'il passait à la salle de sport, une telle réaction était une récompense pour tous ses sacrifices. Fier de son succès auprès des femmes, il n'avait d'yeux que pour une seule.
« - T'es pas sortable, la prochaine fois je prends Poe avec moi, elle au moins elle a de la conversation, se moqua-t-elle.
- Haha très drôle, allez ! arrête de dire des bêtises Annie, on est arrivés, et justement Poe nous attend. Elle a l'air bizarre.
- Ouais, elle fait une sale tête, ça doit pas être joli à l'intérieur. Prépare toi. »
En effet, le sous-lieutenant Poe Oopa, était blême, cette belle polynésienne en avait vu d'autres, mais on savait que le sang et la mort n'était pas trop son fort. Elle préférait les petits malfrats du quartier, voleurs et arnaqueurs étaient plus son domaine de prédilection. Elle ne se sentait vraiment pas bien et finit par vomir. C'était un peu trop pour elle.
« -D'habitude les homicides c'est Annie et Johann, se dit-elle, moi je peux pas gérer ça, pourquoi fallait-il que je sois la plus proche ? Se lamenta-t-elle à voix haute.
- Ça va Poe? C'est si hard que ça ? Demanda Annie.
- C'est pire que ça ... »
Annie ne savait pas quoi en penser, exagérait-elle? Quand elle rentra dans la maison, suivie de Johann, la police scientifique s'affairait, le coroner était déjà présent. Il attendait que les inspecteurs arrivent.
La scène avait quelque chose d'horrifique. La victime gisait dans un bain rempli de son propre sang. Sur le carrelage derrière elle était écrit en lettres sanglantes : « Nous ne serons pas les seuls ». Encore cette phrase. Encore un suicide spectaculaire. Le plus fou dans cette scène macabre, c'était le téléphone sur un trépied qui filmait la scène. Mais que se passait il dans cette satanée ville? Ou dans ce monde d'ailleurs ...
Johann prit son téléphone et appela Nick, l'analyste informatique, une certaine animosité régnait entre eux, dû à une enquête quelques années plus tôt, celle-là même qui avait couté sa promotion à Johann.
« - Riho, j'écoute.
- Nick, c'est Johann, on a un nouveau suicide sur les bras. La victime se serait suicider en direct sur internet, on a besoin de la vidéo pour l'analyser ...
- Ouais je m'en occupe
- Bip ... »
« - Très froid comme toujours, fit-il à l'intention d'Annie en montrant son téléphone.
- Je ne comprendrai jamais ce qu'il se passe entre vous deux...
- Je t'en parlerai plus tard... quand on sera plus intime. Taquina-il. »
Annie leva les yeux au ciel et se dirigea vers Le médecin légiste, lui non plus ne comprenait pas tous ces suicides, il avait à peine commencé l'autopsie des autres victimes, qu'il était appelé pour d'autres. Il lui apprit que Tilda Taputu, s'était tranchée les veines à l'aide d'une lame de rasoir, de façon longitudinale. Elle avait sectionné les veines et artères radiales et cubitales, d'un seul mouvement pour le poignet gauche, quant à celui de droite, cela avait été plus laborieux, mais elle avait réussi à sectionner les deux artères. Cela signifiait qu'elle était déterminée à mourir. Si elle avait hésité, ne serait-ce qu'un instant, elle se serait taillée de façon transverse et elle serait peut être toujours en vie. Le docteur Nehura lui fit remarquer que la victime portait un tatouage à l'intérieur du bras. Il lui signala qu'en faisant l'examen préliminaire des autres suicidés, il avait remarqué le même tatouage, sur la même région du corps. Le sigle était des plus simples, une ligne droite de bas en haut d'environ cinq centimètres, et au milieu de cette droite, deux arcs de cercle opposés. Très particulier comme tatouage, surtout pour des personnes si différentes. Le docteur Nehura emmena le corps et promit à Annie de lui donner son compte rendu, des quatre autopsies, au plus tard le lendemain matin.
Annie, après avoir pris des photos de l'inscription et du tatouage, et les avoir envoyés à Nick, sortit de la maison et se dirigea vers sa voiture, Johann l'y attendait, son téléphone en main.
« -Nick nous attend, il a trouvé la vidéo, Dit-il. »
                                                                           ***
Nick, était un tahitien d'une quarantaine d'années, il n'avait jamais quitté l'île, ses parents non plus, d'ailleurs personne de sa famille, n'avait jamais voyagé. Il était rentré dans la police juste après avoir fini ses études d'informatique. Il était marié et avait trois enfants. Il s'affairait sur son clavier à une vitesse folle, quand il remarqua Annie, sa supérieure et Johann qui revenaient d'une scène de crime. il se dit qu'Annie, qui était si intègre, ne pourrait jamais être avec un type comme Johann Kaplaan, pour qui la loi est une chose avec laquelle on peut s'arranger. À aucun moment Nick n'avait hésité à le balancer à son ancien capitaine, quand il avait appris comment Kaplaan avait obtenu toutes ces infos à propos de leurs affaires sur le trafic de drogue. Kaplaan avait été suivi par un psy pendant quelques mois pour apprendre à gérer sa colère et avait vu sa promotion s'envoler dans les bras d'une jeune surdouée, métropolitaine de vingt-quatre ans. Après tout il n'avait fait que son boulot, tabasser un suspect pour appréhender un plus gros poisson n'était pas digne d'un policier. Depuis ce jour il régnait une ambiance très électrique entre eux. Nick ne faisait presque plus attention aux regards noirs que lui lançait Johann à chaque fois qu'ils se croisaient.
« - Salut Nick, alors que sais-tu de notre victime et as-tu trouvé cette vidéo ? Demanda Annie avec un grand sourire.
- Salut Cap, oui je l'ai trouvée et c'est pas beau à voir, je comprends que Poe ait tourné de l'œil. Je t'épargne les détails mais elle se tranche les veines et juste avant de perdre connaissance elle écrit avec son sang la phrase sur les murs. Nick ne s'adressait qu'à Annie, elle fit semblant de ne pas s'en mêler, car pour le moment leur petite guerre ne prenait pas trop de place mais il faudrait bien qu'à un moment elle aborde ce sujet épineux.
- La vidéo a été vue combien de fois? Demanda Johann.
- Étant donné que c'était une vidéo en direct on ne peut pas vraiment avoir un chiffre précis mais plus de dix mille personnes en tout cas. Répondit-il.
- Et sinon que sais-tu d'elle ? Dit Annie.
- Et bien, c'était la Miss Tahiti 2010, je me rappelle d'elle, jolie fille, triste histoire. À 17 ans elle perd ses parents et sa petite sœur dans l'incendie de sa maison, elle était à une soirée chez des amis et quand elle est revenue, toute la maison était partie en fumée. Après ça elle est partie vivre chez ses grands-parents puis a participé au concours local qu'elle avait gagné haut la main, mais avait perdu au deuxième tour du national. Une fois son rêve de Miss France terminé elle est devenue la présentatrice météo de France Info Polynésie 1. Petite célébrité locale, elle cumule plus de vingt mille followers sur INSTAGRAM et FACEBOOK . Ses grands-parents sont décédés il y a deux ans, d'un cancer du poumon pour l'une et d'un AVC pour l'autre. Bref une vie bien tragique.
- Encore une solitaire à la vie marquée par la douleur. Mais le problème c'est que ça ne peut pas être un tueur en série, elle était seule dans la salle de bain d'après la vidéo, en déduisit Johann.
- Bien vu Sherlock! T'en as d'autres des supers conclusions comme celle-là ? Attaqua Nick.
- Ça suffit vous deux, quand cette enquête sera terminée, on va avoir une discussion tous les trois, ça ne peut plus continuer comme ça. Gronda Annie. Concentrons-nous, vous voulez bien ?
Les garçons acquiescèrent, même si elle voyait que Johann bouillait.
- Nick, que sais tu sur cet étrange tatouage? Celui que je tai envoyé par texto.
- Alors pour le moment je sais juste que c'est un symbole ésotérique qui veut dire « argent ». J'ai pas eu le temps de faire plus de recherches pour le moment, mais je m'y mets dès qu'on aura fini. Conclut-il.
- C'est bon, Steve Jobs, on te laisse bosser, appelle nous quand tu te seras décidé à faire ton vrai boulot. Lança Johann avec colère en quittant la pièce.
- Quel co...
- STOP! Cria Annie. Occupe-toi de ce signe, je m'occupe de Johann. »
Annie partit en trombe à la poursuite de Kaplaan. Il fallait qu'elle mette les choses au clair maintenant, cette situation ne pouvait plus continuer. Elle l'attrapa par le bras et l'emmena dans son bureau.
« - C 'est quoi ce délire avec Nick? Au début je pensais que c'était une rivalité masculine mais au fil de ses deux ans j'ai bien vu qu'il se passait autre chose, explosa Annie. Parle-moi Johann, je ne pourrai pas t'aider si je ne connais pas l'histoire. Supplia-t-elle.
- On va faire un tour ? Annie écarquilla les yeux, à la demande de Johann.
- Et je t'expose le problème promis, mais pas ici. Dit-il, je ne veux pas te parler comme à ma supérieure, donc je préférerais te parler à l'extérieur du poste.
- D'accord, de toute façon on doit attendre l'appel du Doc ou de Nick avant de poursuivre, on peut bien s'accorder une pause, un café ça te dit ? Concéda Annie.
- Je t'invite. »
Ils se dirigèrent vers la sortie et Annie fut éblouie par le soleil de milieu d'après midi. Elle adorait sentir le soleil lui roussir la peau. Elle savait quelle devait mettre de la crème solaire si elle voulait éviter le cancer mais ne se souvenait jamais où elle l'avait rangée. Elle observa Johann en se disant que lui aussi devrait s'en mettre avec sa peau à peine dorée et remarqua son air grave et triste. Qu'allait il lui révéler de si horrible pour faire une telle tête ? Ils prirent leurs cafés à deux pas du poste et rejoignirent le banc sur lequel Annie adorait se changer les idées. Il paraissait mal à l'aise. Aussi Annie décida de commencer :
« - Bon raconte moi, je commence à me faire du soucis vu la tête que tu fais.
- Ça c'est passé il y a un peu plus de deux ans, avant que tu débarques. J'étais le protégé du Capitaine Manna, il était comme un père pour moi et j'étais, pour lui, comme un fils, aussi il me passait les petits écarts que je faisais à l'époque. Nick était déjà là ainsi que Poe, ils savent ce que j'étais avant. Commença t'il. »
Annie avait envie de lui poser des questions, mais elle avait peur que, tel un petit oiseau, il s'envole et ne se confie plus.
Il poursuivit:
« - J'avais de très bons résultats, pas un suspect me résistait. J'étais au sommet et comme souvent quand on se croit invincible, on fait des conneries. Avec Poe, on enquêtait sur un dealer de drogue qui aurait pu nous mener au chef du trafic sur l'île. Il ne quittait pas l'océan des yeux. Quand on a réussi à l'appréhender, j'ai demandé à Poe de ne pas s'en mêler et de me laisser dix minutes seul avec le suspect avant de prévenir les collègues du poste. Elle n'aimait pas trop ça, mais elle savait que le capitaine me suivrait. Donc elle resta en retrait. Il fit une pause, comme pour être sûr qu'Annie suivait toujours. Elle lui fit un signe de tête pour l'encourager à continuer.
- Au bout de sept minutes j'étais sorti, les phalanges en sang mais avec le nom du grand patron. Poe a pété les plombs, car le type était bien amoché, j'avais vraiment dépassé les limites. Elle pouvait pas garder ça pour elle, et comme elle était très proche de Nick, elle lui raconta tout. Et cet enfoiré m'a direct dénoncé au capitaine. Avec le recul, je sais qu'il avait raison, mais il n'a pas hésité un instant. Le capitaine Manna avait décidé de me passer un savon mais pas plus, et ça n'a pas plu à Nick, du coup il a prévenu le préfet et Manna fut obligé de démissionner quelques semaines avant sa retraite et moi je voyais ma promotion de capitaine exploser. Quelques semaines plus tard tu débarquais, j'avais la haine, d'abord pour ma promotion, avec toi qui du haut de tes 24 ans récupérais une place qui aurait dû être la mienne puis par la descente aux enfers de Manna. Voilà tu sais tout. »
Annie savait que Manna était parti, honteux, pour la France avant même qu'elle ne le rencontre, elle fut triste pour Johann et compris sa rancoeur envers Nick, même si c'était lui qui avait fait mal les choses il n'était pas le seul à avoir mal agi. Mais il se sentait coupable. Annie connaissait ce sentiment et c'est à moment là que sous l'impulsion de sa spontanéité elle l'embrassa. Johann fut très surpris, il s'attendait au mépris, à la colère et peut-être même à des reproches, mais certainement pas à un baiser si inespéré. Il lui rendit tout naturellement, avec passion. Ils furent interrompus par le téléphone d'Annie. Elle s'arracha aux lèvres de Johann et répondit:
« - Capitaine Liros, j'écoute,
- Annie, c'est le docteur Tuii Nehura, il faut que tu viennes vite, j'ai quelque chose à te montrer.
- D'accord on arrive. Et elle raccrocha, puis à l'intention de Johann: On doit y aller, le doc a du nouveau. On parle de tout ça plus tard d'accord?
Annie regarda Johann qui paraissait perplexe, presque déçu, elle savait qu'il pensait qu'Annie regrettait ce rapprochement, elle poursuivit en se levant du banc et en se dirigeant vers le poste :
- Mais sache que je suis contente que tu te sois confié et que je ne regrette rien. »

Fin du chapitre 3.

Les Témoins de PapeeteOù les histoires vivent. Découvrez maintenant