Le Désert du monde

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Les débuts sont de ces moments étranges, souvent ils constituent un achèvement. Voyez-moi, silhouette décharnée aux mains noueuses et fatiguées, je suis au rang des morts. Victime de la sombre magie de nécromants depuis longtemps tombés dans les sables de l'oubli, je traîne ma carcasse décrépie depuis des éons si innombrables que je me perds souvent en conjecture à considérer mon existence. Parfois, je n'arrive plus à distinguer ce qui constitue ma vie de chair de celle volée au sépulcre. Ce monde ravagé par des cataclysmes sans nombres, s'est transformé en vaste cénotaphe à ciel ouvert. Les nécropoles, empires marmoréen jusqu'alors dominés par le silence, devinrent les nouvelles capitales dirigées par des seigneurs aux couronnes antiques. Dressés sur des trônes d'albâtre aux reliefs poussiéreux, ils dispensaient une sagesse tyrannique sur leurs sujets moribonds. Mais la civilisation, elle, n'avait pas resurgi du tombeau, laissant cette masse privée du repos de la terre, dans une torpeur infinie. J'ai moi-même, à de nombreuses reprises, failli me perdre sur cette voie de l'abandon total. Même mort, vous pouviez encore perdre quelque chose. Cette chose que les plus grands savants et philosophes discutaient depuis le début des temps et que certains appellent l'âme. Je ne compte plus ces visions de cadavres errant sans but à la démarche pesante et hantée.

Cela me rappelle une rencontre. Je me trouvais alors dans le désert de Bargor, ancienne cité opulente noyée par un océan de sable. Seuls quelques bâtiments émergeaient encore des profondeurs. Les vastes dômes d'adamantines, jadis étincelants dans le ciel azuré, gisaient sans éclats, recouverts par le voile de l'histoire. C'est alors que j'aperçus une silhouette assise à l'ombre d'une flèche gigantesque lézardée sur toute sa hauteur. Je reconnus là un compagnon d'infortune. Contrairement à beaucoup de trépassés, celui-ci prenait soin de son allure. Une livrée aux couleurs usées, mais encore vivaces ainsi qu'un pantalon aux bouffances extravagantes, indiquaient une personnalité atypique. Tandis que je m'approchais, j'entendis sa voix aigüe m'interpeller :

— Voilà une rencontre inattendue ! Mais je crois que c'est faux à dire vrai ! S'il y a bien une chose que la mort qui me maintient en vie m'interdit, c'est bien la surprise ! À parcourir les vastitudes abandonnées de ce monde agonisant, on finit par se lasser, car tout est déjà advenu. Ce qui implique que ma femme a couché avec le boulanger du coin. Une étrange conclusion a un épineux problème, je vous l'accorde. Mais me voilà impoli, je ne me suis même pas présenté !

L'homme se dressa alors sur ses deux jambes d'un geste souple et s'inclina devant moi avec élégance.

— Je suis Astra, Pourfendeur de feue la Reine Evindal Liana.

— Enchanté messire Pourfendeur. Appelez-moi Marcheur.

— Hmm, voilà un sobriquet des plus énigmatiques l'ami ! Mais peu importe qui vous étiez, la question importante est : quand étiez-vous ?

— Eh bien si mes connaissances historiques ne me font pas défaut, j'ai vécu six siècles après vous. Désolé de vous apprendre que le royaume de votre reine n'existait déjà plus à mon époque.

— J'ai l'impression que tous les empires et royaumes ont fini par embrasser une destinée commune. Et pour être honnête avec vous, je n'avais que peu d'affections pour ma Reine et sa cour. Je pense que c'est ce qui faisait de moi un si bon Pourfendeur. Un esprit acéré et aucun sens de la mesure, voilà ce qui faisait mon talent.

— Puis-je m'asseoir quelques minutes avec vous ? lui demandais-je bien conscient de l'étrangeté de ma demande.

— Faites mon ami, faites. Je ne voudrais pas que votre santé se dégrade à rester ainsi au soleil.

Je me surpris à rire tandis que je m'adossai doucement contre la pierre froide, déposant délicatement mon sac de voyage à côté de moi.

— C'est un bien gros sac que vous avez là l'ami.

— J'ai la mauvaise manie de récupérer des babioles sur ma route. Mais ce que j'aime par-dessus tout, ce sont les histoires. N'avez-vous pas quelques anecdotes truculentes à me raconter ?

— Je n'ai plus que ça, des histoires. J'exagère, je dois avoir aussi quelques asticots dans mes chausses. Laissez moi vous raconter comment tout cela débuta.

Sur la rive, avec le LeviathanOù les histoires vivent. Découvrez maintenant