Une antique dispute

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Au détour d'une chaussée autrefois glorieuse, j'entendis un tonnerre de voix tempêter sur ma gauche. M'orientant vers ce vacarme, je vis deux personnages hurler à pleins poumons aux pieds d'une statue gigantesque meurtrie par le passage du temps.

— Tu n'as jamais rien compris à tout cela ! La prêtrise t'est aussi étrangère que la couche des femmes, idiot !

L'homme qui venait de prendre la parole revêtait une robe rouge sans parcourue de motifs complexes. Bien que son apparence usée laissait entrevoir le caractère antique de la robe, elle n'en demeurait pas moins en parfait état. On voyait quelques coutures exécutées d'une main experte. Son interlocuteur, à l'inverse, était vêtu de haillons d'une saleté incroyable.

— Si la prêtrise consiste à se goinfrer comme un porc à longueur de journée, laisse-moi te couronner Grand Prêtre du Soleil !

Tandis que j'avançais, mes pieds heurtèrent quelques cailloux qui rebondirent avec fracas sur la chaussée en ruine. Je vis alors les deux hommes se tourner vers moi.

— Ah, mais voilà un voyageur que tu auras sûrement attiré avec ton odeur de mort, Maross. Je l'imagine surpris de ne pas trouver un cadavre plein de ses propres déjections !

— Ou alors, la lumière aveuglant de ton égo surdimensionné l'a laissé croire en un trésor fabuleux. Au lieu de quoi il trouve un âne en toge !

— Messieurs, je vous en prie, calmons-nous. Mon voyage m'a épuisé. Puis-je m'asseoir dans l'ombre de cette statue ? D'ailleurs que représentait-elle à l'origine ?

À peine avais-je fini de poser ma question que je vis les deux hommes s'embraser à nouveau. Je devinais alors que la statue était l'objet de leur discorde.

— Messieurs, s'il vous plait, un peu de calme, je ne comprends rien à ce que vous hurlez. Pourriez-vous m'exposer le fond du problème ? Sans attendre de réponse, je m'adossai à la statue.

— Eh bien, je pense être le plus apte à exposer la situation, se fendit l'homme qui s'appelait Maross.

— Pouah, tu devrais d'abord songer à effectuer quelques ablutions.

— La santé de mon âme m'importe plus que celle de mes vêtements, Larn. J'exposerai mon point de vue, tu feras de même, si ton esprit étriqué te le permet et on laissera messire voyageur décider qui a raison !

Je n'eus même pas le temps d'ouvrir la bouche que le dénommé Larn s'écria :

— La chose me convient. Fais donc ton exposé.

— Tout d'abord, je vous prie d'excuser ma langue messire voyageur. J'ai tendance à jurer comme un fermier sans m'en rendre compte. Comme vous l'aurez compris, notre dispute porte sur cette statue. Ou plutôt l'identité de ce qu'elle ne représente plus que partiellement. Vous l'avez peut-être pas bien vue, mais il s'agit d'une femme avec un bouclier dans sa main droite et une torche dans sa main gauche. Le reste importe peu. Car bouclier et torche sont les instruments de Irinela, une déesse antique de l'époque de Polarion. Et ça tombe bien j'ai vécu au temps de l'empire de Polarion. J'étais donc un prêtre d'Irenela, déesse de la connaissance. Le bouclier symbolise la protection car la connaissance constitue la meilleure arme pour se défendre. La torche, quant à elle, symbolise la recherche, car le savoir est une quête de perfectionnement afin de trouver ce qui git dans le sable de l'histoire. Voilà, c'est simple. C'est ma déesse, pas besoin de discutailler comme un tavernier beurré !

— Permets-moi de faire mon exposé afin que tous se rendent compte qu'il s'agit là de MA déesse. Je vécus lors du règne de Balar Alakhasar VIe du nom, Roi des Terres Solaires, le royaume qui s'éleva sur les cendres de l'empire de Polarion. J'étais prêtre de la déesse Solaire, mère de tous les dieux. Elle apporta le feu du soleil sur le monde, que l'on retrouve ici sous forme d'une torche. Elle est également la protectrice des Terres Solaires, ce que montre le bouclier. Mais plus encore, levez la tête et voyez. On aperçoit encore les restes d'une toge tenue par un soleil stylisé. Je vous accorde qu'on discerne à grande peine ce soleil, mais il est présent. Il est le symbole de la déesse. Voilà donc une preuve irréfutable qu'il s'agit là la déesse Solaire et non pas quelque divinité barbare venue du passé.

Mes sourcils se froncèrent une fois les exposés terminés, une idée venait d'émerger dans mon esprit avec une clarté incroyable.

— Et s'il s'agissait de la même déesse ? Il est possible que la déesse Irenela ait survécu au passage des siècles. Bien sûr, son culte s'est modifié avec le temps.

Les deux prêtres se regardèrent, interloqués.

— Voilà une hypothèse intéressante, murmura Maross.

— En effet, répondit Larn. Je n'y avais pas songé.

— Vous seriez donc prêtre de la même religion.

— Mais cela pose un énorme problème, continua Maross. Le culte d'Irenela enseigne le détachement des choses matérielles. L'argent ne sert qu'à acheter des livres ou combler les besoins essentiels, le reste n'est que futilité. Et voyez notre cher ami Lars, habillé en grande pompe, incapable de se défaire de son luxe.

— Ma déesse enseigne le confort pour ceux qui la servent dignement. Je ne vais pas verser dans la crasse et la fange pour te faire plaisir, tas d'os nauséabonds.

— Voyez ! Il n'a pas l'humilité pour servir ma déesse, il est juste bon à surveiller des chèvres !

— Comment oses-tu ? rugit Larn en agitant son bâton de marche comme un possédé.

Les deux diables reprirent leur dispute de plus belle. Je me relevai pour partir sans que celui ne fut remarqué. Avant de reprendre mon chemin, j'osai une dernière question :

— Qu'est-ce que cela change que ce soit votre déesse et pas une autre ?

— Qu'est-ce que ça change ? C'est évident voyons. Larn se tourna vers moi et prit son air le plus docte. L'effigie d'une déesse capable de traverser l'histoire du monde et sa destruction nous montre bien qu'il s'agit là d'une divinité importante, octroyant du prestige à ses adorateurs.

— En effet, reprit Maross, grand est le pouvoir qui permet de franchir les époques innombrables. Cette statue est la preuve vivante de la primauté de ma déesse sur tous les autres dieux.

Je repris ma route, un sourire désabusé tirait mes lèvres. Je ne pris pas la peine d'écouter jusqu'au bout les explications délirantes des deux prêtres. Même au bord d'un précipice sans fond, les humains continuaient de s'écharper sur des questions ineptes. La plaine se fit l'écho de longues minutes durant de cette dispute grotesque. Le silence me rattrapa bientôt.

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⏰ Dernière mise à jour : Apr 29, 2021 ⏰

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