La forêt d'Oratorio

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J'avais abandonné les dunes désolées pour une terre aride peuplée d'arbres morts et de troncs desséchés. Des touches de verts éparses commencèrent à faire leur apparition. Une végétation rabougrie tentait de survivre avec une force propre aux êtres désespérés. Des branches à la vigueur oubliée se dressait maladroitement, bravant le soleil ardant d'une ombre pathétique. Secouaient par un vent stérile et brûlant, des buissons rachitiques opposaient une résistance altière presque touchante. Plongé dans mes rêveries, j'entendis alors un léger son. Une note, suspendue dans l'air, comme l'écho discret de la vie elle-même, luttant pour exister. Je crus d'abord à un mirage né du silence sépulcral qui régnait dans les alentours. Mais bientôt, une autre note parvint jusqu'à moi. Plus grave que la précédente, elle faisait vibrer l'air comme une vieille cloche rouillée. Puis, j'aperçus au loin une tache lumineuse. M'approchant plus avant, je compris qu'il s'agissait d'un feu de camp. Tandis que je progressais vers cet îlot orangé, les notes se firent de plus en plus nombreuses pour finalement prendre l'allure d'une mélodie. Une mélodie à la fois douce et chargée d'une mélancolie presque douloureuse. J'entendis alors une voix s'élever des ombres muettes, psalmodiant dans une langue inconnue. J'avançai comme hypnotisé. La chanson m'évoquait des paysages exotiques aux raffinements infinis. Se dressa alors devant moi une falaise aux circonvolutions serpentines, surplombée par un belvédère carmin couronné d'étoiles. Telle une splendeur porphyrique laissée intacte par les outrages du temps, il se dressait calme, immobile.

Le crépitement du feu me ramena à la réalité. La nuit commençait à tomber et j'aperçus dans la lueur des flammes, une silhouette assise, un luth à la main. Je l'observais avec curiosité. De son visage transpirait une grâce que ne venait pas gâter sa chair déliquescente.

— Je vous prie de m'excuser, bredouillais-je. J'ai bien peur d'avoir fait irruption dans votre camp sans préambule.

— Ne vous excusez pas, je sais d'expérience que la musique attire à elle toute sorte de nocturnes, me dit-elle d'une voix musicale.

— Puis-je m'asseoir avec vous ? On me nomme le Marcheur.

— Je vous en prie maitre Marcheur. Je suis Aria, ancienne barde comme vous l'aurez sûrement deviné.

À la lueur des ombres dansantes, je continuai de l'observer silencieusement. N'en prenant guère ombrage, Aria continua de jouer. D'abord calme et mesuré, son jeu devint plus énergique. Sa voix se fit alors entendre, d'abord comme un simple murmure. Elle chantait dans cette même langue que je ne connaissais pas. Pourtant, j'avais l'impression de comprendre...

Une légère brise printanière s'engouffra entre les arbres, ramenant avec elle des fragrances parfumées. Je rajustai mon chapeau de voyage tandis que je continuais ma route. La route traversant la forêt d'Oratorio semblait déserte. Je ne m'en plaignais pas. Un soleil chaud et rassurant brillé sur une journée agréable pour voyager. Je me pris un chantonnait un air guilleret avec insouciance. C'est alors que sortis des fourrés, une bande d'hommes très mal fagotés fit irruption devant moi.

— Je vous l'avais bien dit les gars. Y a toujours des croquants pour se balader par grand soleil. Ce qui provoqua un rire gras et sonore chez cette petite bande peu soucieuse de son hygiène.

— J'imagine que vous vous prenez pour une bande de brigands de grand chemin prompte à provoquer la peur dans le cœur des innocents. Je vous encourage à vous écarter de la route et aller faire quelques ablutions dans la rivière la plus proche.

Le rire qui parcourait les hommes s'éteint aussi tôt. Ils me jetèrent des regards qu'ils devaient considérer comme peu amène, mais j'avais toutes les difficultés du monde à prendre au sérieux cette bande de culs-terreux armée de gourdins de piètre qualité. Tous les bardes connaissaient leur lot d'embûches. Voyageur par nature, on apprenait bien vite à gérer ce genre de situation. Les vrais bandits ne discutaient pas, ils vous égorgeaient pour toute introduction.

— Tu vas voir ce que tu vas voir, ma jolie me dit un grand gaillard qui s'avança la mine patibulaire.

Son premier pas n'était pas encore fini, que je lançai d'un geste rapide deux couteaux qui se plantèrent dans ses cuisses. J'avais pris soin d'éviter les points vitaux. Le bougre tomba par terre dans un rugissement outré.

— Enlevez-moi ça vite, enlevez-moi ça ! Paniqué l'homme se retournait maladroitement dans tous les sens.

Rompu à une discipline militaire ses comparses furent pris d'une panique équivalente et gesticulaient avec embarras. Je laissai ces fripouilles et reprenais mon chemin avec un sourire amusé. Le soir tomba avec légèreté et je décidai de m'arrêter pour la nuit. La perspective d'être dérangée par quelques soiffards complètement avinés, notamment mes compagnons de tout à l'heure, me fit pénétrer plus loin qu'à mon habitude dans la forêt pour bivouaquer. Je ne me faisais guère de souci concernant la faune locale, les forêts du Royaume d'Oratorio n'avaient pas pour réputation d'accueillir quelques monstrueuses créatures. Après trente minutes de marche, je jugeai la distance avec la route acceptable. Les derniers rayons du soleil disparaissaient à l'horizon tandis que je m'attelais à allumer un feu au pied d'une stèle massive. M'asseyant enfin, je pris la pleine mesure de cette stèle parcourue d'inscriptions étranges. La lune dispensait une lumière argentée qui faisait miroiter la pierre d'un éclat brillant. Des arabesques couraient sur tout son long, s'entremêlant avec élégance pour former des motifs gracieux. J'avais déjà entendu parler de ces monuments. Héritiers lointains d'un âge depuis longtemps oublié, ils éveillaient la curiosité des savants. Étrangement, beaucoup parmi les plus anciens bardes restaient résolument silencieux quand on évoquait la chose devant eux alors même qu'Oratorio était le lieu de naissance de cette tradition musicale itinérante.

Scrutant toujours plus intensément la stèle, je saisis mon instrument sans même y penser. Mes doigts glissaient au hasard tandis que mon esprit cherchait à percer le secret de ces lignes énigmatiques. Autour du moi tout devint silencieux. Il ne restait plus que la musique. Je fermai alors les yeux pour laisser mes doigts suivre le tracé de ces arabesques fantastiques. L'enchainement chaotique des sons se mua rapidement en mélodie enchanteresse bientôt rejointe par de délicates harmonies. Ma voix rejoignit alors cette symphonie miraculeuse. Je m'aperçus que les mots sortant de ma bouche n'appartenaient à aucune langue, car ce que je chantais était la musique elle-même. Cette musique qui constituait le tissu de la réalité. Je vis devant moi se succéder des visions fantastiques. Une forêt ancestrale resonnait des chants combinés de milliers voix. Le temps lui-même semblait assujetti à cet opéra grandiose. Le monde entier vibrait à l'unisson d'une harmonie primordiale...

J'ouvris les yeux sur une aurore pâle et maladive. Les dernières braises du feu mourraient en silence. Aria s'en était allée. On pouvait voir sur le sol les restes d'une stèle rongée par l'âge aux motifs devenus illisibles. 

Sur la rive, avec le LeviathanOù les histoires vivent. Découvrez maintenant